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ractères, fort nombreux cependant, échappent à la sélection et relèvent de l’hérédité seule. Il en appelle de nouveau à l’action réunie de ces deux agens quand il s’agit d’expliquer la formation des individus neutres qui constituent le plus grand nombre des habitans de nos ruches, de nos fourmilières et des sociétés analogues. Ce fait est certainement des plus étranges aux yeux du physiologiste, et Darwin déclare l’avoir regardé d’abord comme une difficulté capable de renverser toute sa théorie. Aussi le discute-t-il avec détail en prenant les fourmis pour exemple. La stérilité considérée en elle-même ne l’arrête pourtant pas longtemps. Il l’assimile « à toute autre structure un peu anormale ; » il constate que d’autres insectes vivant isolés à l’état de nature se trouvent parfois frappés de stérilité. « Si de telles espèces, ajoute-t-il, avaient vécu à l’état social et qu’il eût été avantageux à la communauté qu’un certain nombre d’individus naquissent capables de travailler, mais incapables de se reproduire, je ne vois aucune impossibilité à ce que l’élection naturelle fût parvenue à établir un tel état de choses. Je passerai donc légèrement sur cette première objection. » C’est, il me semble, aller un peu vite. Ici moins encore que dans les exemples précédens, on ne peut accepter comme preuve valable la possibilité affirmée avec une conviction toute personnelle. L’auteur n’ajoute rien à la valeur de cet argument en l’appliquant par comparaison et par une hypothèse de plus à des espèces qui ne présentent pas le phénomène dont il s’agit en réalité. Certes on trouve des individus isolés frappés de stérilité, non-seulement chez les insectes et les autres articulés, mais jusque dans les classes élevées du règne animal. De ceux-ci, on peut dire en effet que l’altération des organes reproducteurs n’a rien de plus étrange que toute autre modification accidentelle et individuelle de l’organisme ; mais ils restent isolés comme les autres monstres, en donnant à cette expression son sens scientifique. L’existence des neutres chez les abeilles, les fourmis, est un fait d’un ordre absolument différent et bien autrement grave, puisqu’il s’agit de la production régulière et devenue normale d’individus chez lesquels l’organisation se transforme de manière à assurer l’infécondité, et qui proviennent néanmoins du mariage d’un père et d’une mère féconds à la manière ordinaire. Il y a là une dérogation à l’une des règles les plus générales du monde organisé. En outre, au point de vue commun à Darwin et à Lamarck, le fait est en contradiction flagrante avec la loi la plus fondamentale de l’hérédité. Ce qu’il fallait montrer avant tout, c’est comment cette exception a pu se produire. Ainsi penseront certainement tous les physiologistes.

Darwin, dont l’argumentation repose à peu près exclusivement