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peur pour grimper aux arbres. Enfin l’inutilité de la queue chez un grand nombre d’animaux terrestres, les inconvéniens mêmes qu’elle peut avoir pour eux en présentant un point d’attaque à leurs ennemis, peuvent facilement être appréciés de tout le monde.

Évidemment il faut chercher l’explication de pareils faits ailleurs que dans la sélection. Darwin s’adresse alors à l’hérédité, et développe ici toute une théorie spéciale. Les organes de peu d’importance et sans utilité actuelle « ont été jadis d’une grande utilité à quelque ancien progéniteur ; » après s’être perfectionnés à une époque antérieure, ils se sont transmis sans changer d’état, bien que n’ayant plus la même raison d’existence. Voilà pourquoi l’oie de Magellan, la frégate, ont conservé la membrane interdigitale qui « sans nul doute[1] » fut jadis utile à leur ancêtre inconnu ; voilà pourquoi tant de mammifères et de reptiles terrestres ont une queue. Tous ils descendent d’espèces aquatiques. Or chez celles-ci la queue joue souvent un rôle des plus importans comme organe de locomotion. Bien que désormais à peu près sans usage, elle persiste, transmise par l’hérédité seule et comme un reste du passé.

Darwin ajoute que la sélection naturelle est sans action sur ces caractères inutiles ou de peu d’importance ; mais cette proposition sera, ce me semble, difficilement acceptée par quiconque admet les principes fondamentaux de l’auteur lui-même, par qui voit dans la sélection « un pouvoir intelligent constamment à l’affût de toute altération accidentellement produite pour choisir avec soin celles de ces altérations qui peuvent de quelque manière et en quelque degré » tendre à perfectionner l’être premier. Il est difficile de croire qu’un oiseau fait pour grimper et qui ne grimpe pas soit réellement adapté à ses conditions d’existence. Évidemment des pieds de marcheur ou de percheur lui seraient plus utiles que ses pieds de grimpeur. Par conséquent, ou bien la théorie est fondamentalement inexacte, ou bien la sélection devra le modifier. Pour expliquer le contraste que présente le pic de la Plata, il faut donc adopter d’abord l’hypothèse d’un ancêtre ayant eu les habitudes indiquées par cette organisation spéciale et ajouter que son descendant, modifié quant aux mœurs, ne l’est pas encore quant à la forme ; mais on peut aussi renverser les termes de l’interprétation et voir dans l’oiseau dont nous parlons, au lieu d’une espèce en voie de cesser d’être pic, une espèce qui tend à le devenir. Ces deux hypothèses contradictoires se justifient également au point de vue de la théorie darwinienne.

Nous venons de voir Darwin déclarer que tout un ordre de ca-

  1. Darwin, chap. VI, section 8.