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par la douceur du climat et une abondance d’alimens qu’ils n’avaient pas encore connues ? N’ayant plus à ouvrir les cônes résistans des sapins, leur bec se sera en partie atrophié par suite du défaut d’exercice. La corrélation de croissance aura entraîné la réduction des pattes et des pieds, et par suite l’oiseau aura perdu ses instincts grimpeurs. La diminution de la taille est d’ailleurs aussi possible que l’augmentation ; les modifications intérieures et extérieures, pour s’accomplir en sens inverse, ne sont pas plus difficiles à concevoir. Enfin l’instinct qui pousse la charbonnière à s’attaquer à des graines, à des fruits dont la dureté semble défier sa faiblesse, serait dans cette hypothèse un de ces traits purement héréditaires admis par Darwin, espèce de certificats d’origine qui attestent chez les descendans modifiés ce que furent leurs ancêtres. La métamorphose du casse-noix en mésange est donc tout aussi possible que la transformation contraire. En présence de ce résultat, dont aucun darwiniste sérieux ne contestera la légitimité, en présence de tant d’autres exemples que je pourrais emprunter au même ouvrage, comment se fier à ces généalogies si séduisantes au premier abord dont nous entretiennent également Lamarck et Darwin ? Comment accepter la donnée générale qui conduit à regarder indifféremment le même être comme aïeul ou comme petit-fils ?

La difficulté s’accroît à mesure que les faits deviennent plus complexes. Que l’on voie dans le darwinisme une doctrine de progrès ou simplement la théorie de l’adaptation progressive, il n’en résulte pas moins essentiellement que toute modification a sa raison d’être dans l’utilité qu’elle présente pour l’individu, et par suite pour l’espèce. Darwin et ses disciples reviennent à chaque instant sur cette conséquence immédiate des phénomènes fondamentaux de la sélection. Il suit de là que l’existence de toute particularité organique, surtout quand elle est bien accusée ou quelque peu exceptionnelle, doit être justifiée par l’usage même des organes. Or tant s’en faut qu’il en soit toujours ainsi. Des exemples du contraire abondent, et Darwin est le premier à les signaler. Il cite entre autres l’oie de Magellan et la frégate, qui ont des pieds aussi palmés que le cygne ou le canard, et qui pourtant ne s’en servent pas pour nager. Ces palmures sont donc inutiles. Il insiste avec raison sur l’histoire d’un pic d’Amérique[1] qui, par toute son organisation, par les caractères essentiels au type comme par des traits secondaires, accuse son étroite parenté avec notre espèce commune, et qui cependant ne se sert jamais de ses pieds de grim-

  1. Colaptes campestris. Darwin a vérifié par lui-même les observations plus anciennes de d’Azara.