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mais on peut aussi être certain que le maître échouera comme ses disciples, que pour Darwin comme pour Vogt, et par les mêmes raisons, tout cet effort étayé des plus ingénieuses hypothèses n’aboutira qu’à l’inconnu.

L’inconnu ! voilà, il faut bien le reconnaître, le désert sans lumières où s’égare la science quand elle entreprend de pousser jusqu’aux questions d’origine ses études sur les êtres vivans ; à cela, il n’y a rien d’étrange. Il en est des œuvres de la nature comme des nôtres. Chez nous, les propriétés des objets produits et les procédés de production sont choses parfaitement distinctes. Il y a là deux ordres de faits entièrement différens, et il est impossible de juger de l’un par l’autre. S’il n’a visité les hauts-fourneaux et les ateliers, l’homme le plus instruit et le plus perspicace, mais étranger à l’industrie, ne devinera jamais comment on tire le fer d’une sorte de pierre, et comment ce fer, transformé en acier, devient plus tard un ressort de montre ou une aiguille. Pourtant il connaît ces objets bien mieux que le naturaliste ne connaît la plus humble plante ou le dernier des zoophytes. Voilà où nous en sommes quand il s’agit des organismes vivans. Nous les étudions tout faits ; nous n’avons pu pénétrer encore dans l’atelier d’où ils sortent ; nous ne pouvons donc rien dire sur les procédés de formation.

Tel est le dernier mot de cette longue étude. Ce n’est pas sans regret que je l’écris. Je ne serais pas de mon temps, si je ne comprenais et ne partageais la curiosité anxieuse avec laquelle tant d’intelligences élevées ou vulgaires interrogent aujourd’hui la création au nom de la science sur les secrets de son origine et de sa fin. Avouer que le savoir humain ne peut pas même encore aborder ces problèmes m’est aussi pénible qu’à tout autre. Pourtant une pensée adoucit ce qu’a d’amer ce sentiment d’impuissance. Nous frayons, j’aime à le croire, la route à de plus heureux, et préparons peut-être la solution lointaine de ces questions insondables pour nous. Tout humble qu’elle paraît à certains esprits, cette tâche a bien sa grandeur et ses charmes. C’est celle que nos pères ont accomplie pour nous, accomplissons-la pour nos fils ; mais, si nous voulons leur laisser un véritable héritage, ne rêvons pas ce qui peut être, cherchons ce qui est.

A. de Quatrefages.