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espèce animale ou végétale. Lamarck, en invoquant le pouvoir de l’habitude et les déviations accidentelles qu’il reconnaissait ailleurs, a pu très logiquement faire dériver l’espèce humaine de quelque singe anthropomorphe[1]. Prenant le chimpanzé comme le plus perfectionné de ces animaux, il le montre très inférieur à l’homme au point de vue du corps et de l’intelligence ; puis il se demande ce qui arriverait si une race sortie de ce tronc perdait l’habitude de grimper. Il n’est pas douteux, répond-il, que les descendans seraient après quelques générations transformés en bimanes. Le désir de voir à la fois au large et au loin leur ferait contracter l’habitude de la station debout. En cessant d’employer leurs dents en guise de défense ou de tenailles, ils les réduiraient aux dimensions des nôtres. Lamarck ne dit pas, il est vrai, quelles habitudes nouvelles auront perfectionné le cerveau au point d’assurer à ces chimpanzés transformés un empire incontesté sur les autres. Il se borne à admettre cette supériorité et à montrer qu’elle a pour conséquence le refoulement et l’arrêt du développement des races inférieures, l’extension et le perfectionnement de plus en plus grand de ces singes demi-hommes qui deviendraient plus tard des hommes complets.

Ainsi Lamarck nous donne un singe pour ancêtre[2]. Une croyance presque générale attribue la même opinion à Darwin. Or le savant anglais n’a rien dit de pareil. Bien plus, cette manière d’envisager la question est incompatible avec sa doctrine. Celle-ci conduit sans doute à rattacher nos propres origines au grand arbre de la vie générale ; mais aussi elle isole forcément le rameau humain de la branche représentée par les divers groupes simiens. La loi de caractérisation permanente, conséquence nécessaire de la sélection, ne permet pas aux descendans d’un être à type caractérisé de se mêler aux représentans d’un autre type ; quoique admettant les modifications secondaires, elle ne laisse jamais s’effacer l’empreinte originelle. Au point de vue de la caractérisation progressive et des rapports déterminés par cette loi, ce qui s’est passé chez les êtres vivans rappelle, pour ainsi dire, ce qui se passe dans notre société entre élèves d’un même lycée qui, au sortir des bancs, embrassent des carrières différentes. Le polytechnicien ne retrouvera plus ses condisciples devenus étudians en droit ou en médecine. Lui-même ne tarde pas à se séparer de ses contemporains passés à l’école de

  1. Philosophie zoologique, t. Ier. — Quelques observations relatives à l’homme.
  2. On ne saurait trop dire jusqu’à quel point Lamarck croyait à sa conception. Il la présente tout à fait comme une hypothèse. « Telles seraient les réflexions que l’on pourrait faire, dit-il en manière de conclusion, si l’homme, considéré ici comme la race prééminente en question, n’était distingué des animaux que par les caractères de son organisation, et si son origine n’était pas différente de la leur. »