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une preuve du vif intérêt qu’il prenait au prince et à son pays. » Le ministre ajoutait : « Le colonel Hodges, qui doit son avancement non-seulement à ses mérites personnels, mais aussi à la confiance dont l’honore votre altesse, lui fera plus particulièrement connaître les bienveillantes intentions de notre gouvernement. Je la prie d’ajouter foi à ses paroles. » Quelques jours plus tard, par une longue lettre en date du 6 janvier 1838, lord Ponsomby, ambassadeur d’Angleterre à Constantinople, encourageait le prince à repousser les suggestions de la Russie et lui promettait l’appui des puissances qui, voulant le maintien de l’empire ottoman, voulaient aussi que la Serbie, heureuse et libre, disposât elle-même de son administration intérieure.

Heureuse et libre ! C’était là précisément la question soulevée par les adversaires du dictateur, c’était le prétexte dont s’armait la Russie. Sous la rude main d’un Milosch, la Serbie était-elle libre ? pouvait-elle être heureuse ? La conspiration de 1835, les plaintes de tant de personnages fameux, les griefs enregistrés à Orsova par le consulat russe, l’exil volontaire des hommes chargés des premières fonctions de l’état, ces symptômes et bien d’autres encore ne disaient-ils pas assez haut qu’il fallait mettre un terme aux caprices du despote ? Ainsi parlait la diplomatie moscovite, et telle est la question qui occupa la Porte ottomane pendant toute l’année 1838. Le refus opposé par Milosch aux instances du prince Dolgorouki avait en effet transporté le débat de Kragoujevatz à Constantinople. « Accédez à nos demandes, avait dit l’envoyé russe, acceptez notre interprétation du hatti-chérif de 1830 ; sinon, nous aiderons la Turquie à vous l’imposer. » Milosch répondait : « L’interprétation est fausse, je ne puis consentir à un acte qui serait un suicide. » Et il ajoutait à part lui : « La diplomatie européenne me défendra. » Voilà donc la lutte engagée. La diplomatie de l’Europe orientale est contre Milosch, la diplomatie occidentale le protège ; à qui restera la victoire ?

On vit alors un spectacle extraordinaire, à ce que dit un historien allemand : les gouvernemens absolus, Russie, Turquie, Autriche, voulant donner à la Serbie une constitution libérale, tandis quelles gouvernemens constitutionnels, l’Angleterre et la France, s’efforçaient d’y maintenir le pouvoir absolu. C’est ainsi que M. Léopold Ranke résume la longue bataille diplomatique livrée à Constantinople pendant l’année 1838[1]. Ce fait seul n’aurait-il pas dû avertir l’éminent écrivain ? N’est-il pas évident que cette contradiction n’était que dans les termes ? En réalité, ce que l’Angleterre

  1. « So erlebte mann dass die constitutionollen Staaten sich for den unumschränkten Fürsten, die Selbstherrscher dagegen fur eine Beschränkung seiner Macht ausprachen. » Ranke, Die Serbische Revolution, Berlin, 1844, page 358.