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Milosch, selon la coutume d’Orient, avait apporté de riches présens à Mahmoud, qui loua la générosité du prince des Serbes. « Ses présens lui ressemblent, aurait dit le padischah ; ils sont grands[1]. » Ensuite vinrent les réceptions moins solennelles, les conversations particulières entre le sultan et son hôte, les festins de gala chez les ministres, festins auxquels Mahmoud assistait d’une pièce voisine, non pas comme un surveillant perfide, car on savait qu’il était là, mais en témoin curieux, en observateur qui aimait à connaître son monde. La loi musulmane, si sévèrement gardée par les ulémas, ne permettant pas au commandeur des croyans de s’asseoir à la table de ses sujets, il regrettait ces occasions de juger un homme tel que Milosch. Il le vit, il l’écouta parler dans l’abandon des soupers à l’européenne, et, si nos documens sont exacts, rien n’altéra dans l’esprit du sultan la haute impression que lui avait faite le chef des Serbes. Il le jugeait digne de comprendre ses réformes et de s’y intéresser. Il ne voulut pas laisser à d’autres le soin de lui faire visiter certains établissemens qu’il avait créés, l’arsenal, l’atelier des équipemens militaires. — Dans l’atelier des équipemens, il choisit pour lui-même une paire de bottes, puis il en fit présent au prince ; dans l’arsenal, il lui donna six canons de différens calibres avec l’attelage et tout ce qui compose le service.

Toutes ces prévenances, même les plus simples, avaient leur signification et leur prix, venant du commandeur des croyans et adressées au chef des raïas serbes, à celui qui attirait les regards de tous les chrétiens dans le nord de l’empire. Lorsque Milosch quitta Constantinople, il était comme enivré. Que lui importaient maintenant les sourdes hostilités du cabinet russe ? Mahmoud, il n’en pouvait douter, approuvait sa politique. A peine revenu à Kragoujevatz, il reprit avec une nouvelle énergie la direction des affaires ; la Turquie le laissant à peu près libre de faire ce qu’il voudrait pour l’organisation intérieure du pays serbe à la condition de demeurer un vassal fidèle, il pouvait, à son gré, maintenir ou changer la constitution de 1835. La changer, c’était assurément se tirer d’embarras sur plusieurs points, mais c’était aussi faire acte de dépendance vis-à-vis de la Russie et de l’Autriche, qui en blâmaient si amèrement les principes révolutionnaires. Il préféra la maintenir, provisoirement du moins, jusqu’à ce que le pays lui-même en demandât l’abrogation. En attendant, il en corrigeait les vices par une interprétation sans scrupules. Malheur à celui des conseillers d’état qui se serait prévalu du texte de la charte pour gêner l’administration du dictateur ! malheur à celui des conspirateurs de 1835 qui aurait

  1. J’emprunte ce détail à M. Ranke : « Mahmud soll gesagt haben : seine Geschenke sind gross wie er selber ist. » — Ranke, Die Serbische Revolution, p. 352.