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vieilles mœurs ! adieu les coutumes et les costumes ! les soldats des grands jours ne reconnaissaient plus leurs cadets. « A la futaine blanche, aux justaucorps rouges, aux guêtres, à la ceinture bariolée, au fez pourpre, aux sandales légères qui faisaient si bien ressortir la taille svelte de la jeunesse serbe, qui lui donnaient un air si original, on substitua la tunique verte à paremens rouges, le pantalon bleu, le shako, les bottes de l’infanterie hongroise, qui gênaient la marche des soldats et les rendaient incapables de soutenir une longue course[1]. » Tout cela ne serait rien et l’histoire ne s’y arrêterait pas, si les questions de costume ne se rattachaient ici à l’esprit même de la constitution nouvelle, à ses prétentions de tout renouveler extérieurement avant d’avoir préparé la transformation intérieure du pays. Qu’on se figure une bureaucratie occidentale installée tout à coup au milieu des forêts de la Schoumadia !

Tandis que la constitution de février 1835 produisait dans les hauts rangs de l’état de si ridicules effets, elle semait dans le bas peuple des germes de trouble et d’anarchie. Ces forêts, ces pâturages des montagnes, dont la constitution faisait un domaine commun, avaient passé des spahis, les anciens maîtres, à des agriculteurs serbes qui avaient payé leurs titres. Il y avait des droits consacrés. Que cette transmission eût été souvent irrégulière, qu’il fût nécessaire de réviser bien des choses, de réformer bien des abus, cela est incontestable ; mais dépouiller d’un trait de plume tous les possesseurs légitimes ou illégitimes, lâcher le peuple à travers ces domaines sous prétexte de communauté fraternelle et patriarcale, c’était donner le signal de la guerre civile. En plus d’un endroit, les propriétés les mieux acquises furent envahies par la plèbe. On vît des villages, attaqués par les villages voisins, être obligés de défendre leur territoire à main armée. Assurément, si la constitution eût été soumise à un examen attentif et non proclamée, enlevée par surprise au milieu de l’ivresse générale, bien des objections se seraient produites. On s’en aperçut un peu tard.

Le prince sentit bientôt les embarras que lui créait la loi nouvelle. S’il avait voulu en toute sincérité mettre des bornes à son pouvoir afin d’enlever aux ambitieux tout prétexte d’opposition haineuse, Milosch avait agi trop consciencieusement. Les seize membres du conseil d’état étaient à certains égards plus puissans que le prince lui-même. Une fois nommés, ils ne dépendaient plus que de la skouptchina, et comme la skouptchina ne se réunissait que deux fois par an, comme ses travaux duraient à peine quelques jours, cette dépendance devait être peu pesante. C’était une sorte de

  1. Le docteur Cunibert, Essai historique sur les révolutions et l’indépendance de la Serbie, Leipzig 1855. t. II, p. 201-202.