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On se rappelle que les anciens chefs de la guerre de l’indépendance, les compagnons de Kara-George, après avoir désespéré comme lui en 1813 et franchi le Danube, avaient trouvé un asile en Russie. Le gouvernement russe les avait installés dans ses provinces méridionales, en Bessarabie surtout, et leur faisait des pensions assez fortes. Le lieu était bien choisi ; on pouvait se servir d’eux à l’occasion, en faire des observateurs, des intermédiaires, les lancer au-delà du Danube, suivant la marche des événemens. Dès que Milosch fut reconnu prince héréditaire des Serbes par le sultan Mahmoud, le cabinet de Saint-Pétersbourg leur fit signifier que l’heure était venue de rentrer en Serbie. La condition politique de la Serbie était désormais assurée ; le prince Milosch, à la recommandation du tsar, les recevrait, leur donnerait des emplois. Pourquoi prolonger une émigration sans excuse ? Ils rentrèrent donc, oubliant, comme tous les émigrés, que bien des choses nouvelles avaient surgi, que les fonctions actives appartenaient aux hommes qui depuis dix-sept ans avaient porté le poids du jour ; ils rentrèrent avec toutes leurs ambitions, étonnés et irrités de ne plus être les premiers dans leur pays. A leur tête était le vieux Jacob Nenadovitch, un des héros de 1804, un des chefs qui avaient osé disputer la dictature à Kara-George lui-même. Milosch lui donna une maison, des terres, des moulins à Valjévo, chef-lieu de la voïvodie où le vieux héros avait dominé jadis ; son fils Éphrem fut chargé du commandement militaire de la province ; tous les autres furent accueillis avec la même bienveillance, aucun ne retrouva l’autorité qu’il avait conquise autrefois, ou l’héritage qu’il espérait recueillir. Milosch était décidé à ne point laisser renaître la féodalité des premiers jours. Il devinait bien d’ailleurs les intentions secrètes de la Russie ; ces hôtes qu’on lui envoyait avec tant d’empressement allaient grossir le nombre de ses ennemis. Il fallait les recevoir en souverain, libéralement, sans nulle crainte, mais en maintenant la distance et avec la résolution d’avoir l’œil sur eux. Une preuve que Milosch avait pénétré le plan des Russes, c’est que, malgré leurs instances, il refusa d’ouvrir les portes de la Serbie à la veuve et au fils de Kara-George. Il leur abandonna un riche domaine qu’il possédait en Valachie, leur fit une pension annuelle sur sa cassette, à la condition qu’ils s’interdiraient eux-mêmes toute espérance de retour. C’était soustraire la noble veuve aux intrigues des partis hostiles ; c’était aussi s’épargner la nécessité de sévir, en cas de conspiration et de guerre civile, contre un nom glorieux toujours cher au pays. Les événemens, on le verra, n’ont que trop justifié les pressentimens et la prudence du prince.

Un épisode d’un autre genre aurait suffi pour avertir Milosch