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la domination du négus était plus nominale que réelle. Il régnait sur un désert et sur des ruines, ayant pour capitale son camp, pour seuls sujets une soldatesque brutale attirée sous sa bannière par l’amour des combats et l’espoir du pillage. Contraint, pour nourrir son armée, d’être sans cesse en mouvement, il s’abattait avec ses bandes sur les plus riches districts et n’y laissait en se retirant que la dévastation. Parmi les chefs qui s’étaient d’abord reconnus ses vassaux, il n’en était plus un seul qui ne fût devenu son ennemi juré. Le prestige de ses victoires passées et surtout la terreur qu’inspirait encore son nom les empêchaient seuls de s’armer contre lui, et, au moment où l’armée anglaise parut devant Magdala, il eût été impossible à Théodoros de tenir la campagne. En tirant vengeance des outrages qu’elle avait eu à souffrir, l’Angleterre a en même temps délivré l’Abyssinie d’un tyran exécré ; mais il ne pouvait entrer dans ses vues d’intervenir en aucune façon dans les affaires du pays et de couvrir de son protectorat la souveraineté précaire qu’elle eût conférée à l’un des chefs accourus au-devant de son armée victorieuse. L’expérience coûteuse de l’expédition devait lui suffire. L’Abyssinie restera donc probablement ce qu’elle était avant Théodoros, et l’on doit espérer seulement que ses habitans pourront conserver leur indépendance. Depuis longtemps, cette terre est une proie convoitée par l’Égypte ; jusqu’ici, la résistance énergique des indigènes, fanatisés par la plus violente haine religieuse, a toujours empêché les envahisseurs musulmans d’entamer l’intégrité de ce territoire. L’Égypte avait rêvé d’y prendre pied en prêtant au corps expéditionnaire anglais le concours de quelques bataillons. C’est un honneur pour l’Angleterre d’avoir répudié ces offres intéressées ; elle avait compris toutes les difficultés que lui eût suscitées la présence dans ses colonnes d’auxiliaires détestés.

Faut-il espérer que les admirables travaux accomplis par les Anglais serviront d’exemple aux Abyssins, que l’or répandu par le corps expéditionnaire sera pour le pays une source de prospérité ? Le temps fera vite disparaître tout vestige de ces travaux, et peut-être une seule saison de pluies aura suffi à effacer du sol la route frayée par les pionniers de sir Robert Napier. Avant même de quitter le pays, l’armée a pu voir quelques orages bouleverser de fond en comble la voie si remarquable ouverte dans la passe de Kumoylé. Quant à leurs dollars, depuis longtemps sans doute pillés par les chefs ou cachés par de pauvres habitans, il n’en reste plus aujourd’hui que quelques trésors enfouis et perdus à jamais pour la richesse commune de l’humanité. Le commerce seul pourrait ouvrir à l’Abyssinie une porte qui lui permît d’entrer un jour dans le concert des nations civilisées. Or il paraît peu probable que