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et faut-il tant se plaindre quand on a sous la main cette messe de Rossini pour se consoler des misères présentes ? Laissons de côté les vaines discussions, ne parlons ni contre-point ni liturgie, et tenons ces pages sublimes pour ce qu’elles sont, le recueillement de la dernière heure, l’élévation du génie vers son créateur. La prière a fait là son miracle des roses. Ce Rossini, qui, même en ses plus grands chefs-d’œuvre, ne pleure presque jamais, cette fois ouvre abondamment la source des larmes; on pense au Racine des chœurs d’Esther, tant l’urne coule profonde, intarissable : c’est ému, c’est beau, surtout humain. Dans ce Sanctus ineffable, cet Agnus Dei, qu’un Mozart envierait, rien de mystique, de solennel, ni prosternation claustrale, ni épouvante sacrée; le recueillement, la prière d’un homme d’aujourd’hui qui a douté, qui peut-être encore doutera, et, méditant en présence de l’Être, s’écrie : Adoremus, très simplement, et dans quel style! On se demandait ce que serait l’instrumentation. Elle est ce que nous avions prévu, sobre et puissante, au fait de toute la science moderne; le quid nimis de l’avenir manque peut-être un peu, ce qui n’empêche pas les effets de coloration. Je cite en témoignage l’accompagnement plein de sanglots du Passus et sepultus est. Cette phrase admirable est, dans le Credo, le moment du génie : la douleur gémit sourdement, le cœur brisé se fond en larmes; en entrevoit se lamenter les saintes femmes, et mystérieusement l’immense deuil du calvaire vous inonde. Mlle Krauss rend cette inspiration du maître avec un irrésistible sentiment : de pareils accens ne peuvent venir que de l’âme; la voix n’est rien et l’art est tout. Soudain l’Alboni passe au second plan, ce merveilleux organe tant applaudi vient à peine de se taire, et voilà toute une salle entraînée, passionnée par cette flamme contenue, par cette force infailliblement dominatrice d’une émotion qui ne marchande pas. L’autre est la virtuose, voici l’artiste. La phrase, je le sais, vaut par elle-même; mais la rendre ainsi dans son plein n’est point d’une cantatrice ordinaire, et tant de gens aujourd’hui courent aux feux d’artifice qu’il faut bien aussi donner quelque encouragement à l’intelligence, lorsqu’elle se rencontre au théâtre, chose rare! Des encouragemens, Rossini sur son déclin n’en obtenait même plus des générations nouvelles, c’était à qui le bafouerait. Et le pauvre homme, auquel on disputait son droit de vivre, écrivait cette messe, un chef-d’œuvre immortel. Les rieurs sont vivans, Rossini dort dans sa tombe, et cependant c’est encore lui qui rira le dernier. Rossini n’avait peut-être pas tout l’esprit que nous avons; mais il avait son génie, dont il se servit, on le voit, jusqu’à la fin. Notre âge, aux yeux duquel bien des curiosités ont pourtant défilé, ne se serait probablement jamais douté qu’une pareille ganache pût produire un pareil chef-d’œuvre.


HENRI BLAZE DE BURY.


L. BULOZ.