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par les seuls côtés qui doivent intéresser une critique élevée, on verra qu’un pareil système, en enrichissant le théâtre, ne tarderait pas à tuer le genre. Les choses doivent rester ce qu’elles sont, et les chefs-d’œuvre ne se font pas avec des chefs-d’œuvre.

Ce qui dans un opéra doit prévaloir, c’est la musique; elle est là pour étudier, peindre les caractères, passionner le drame, inventer, colorer, composer, créer. D’elle tout émane et tout retourne à elle. Une anecdote de l’histoire, un fait aventureux, ce qui se lit dans tous les romans, la chronique avant qu’elle n’ait reçu une consécration définitive, la légende avant la lettre, voilà ses vrais points de départ, ses vraies sources. Prenez les maîtres de la musique dramatique moderne : d’un simple récit de la forêt, Weber tire le Freyschütz; un fabliau traité Dieu sait comme lui inspire son Euryanthe, un conte bleu son Oberon, et, pour donner lieu d’exister au Fidelio de Beethoven, le premier thème venu de sensiblerie bourgeoise aura suffi. Meyerbeer ne connaît pas d’autre esthétique; il sent que c’est la bonne et s’y tient. S’il lui plaît d’avoir une fois maille à partir avec le diable, il évite soigneusement de se rencontrer avec Méphisto, qui pourrait le berner d’importance et vouloir recommencer avec lui la célèbre scène de l’écolier. C’est un goût du reste assez commun à tous les forts d’aimer à boire dans leur verre et de ne trinquer volontiers qu’avec leurs propres créations. Si cette méthode n’existait pas, Richard Wagner assurément l’eût inventée, la musique étant, selon sa théorie, trop intimement liée à l’idée littéraire pour jamais pouvoir s’accoler au texte du génie en manière d’illustration. Si les poétiques légendes de Tanhauser, de Tristan et de Lohengrin eussent, comme celle de Cymbeline, passé au préalable par les mains d’un Shakspeare ou d’un Goethe, il est à croire que le musicien de l’avenir, dont de jour en jour s’occupe davantage le présent, les eût très respectueusement laissées à leur place. La musique n’est point faite pour cet emploi médiocre; elle a sa vocation qui lui est propre, ses destinées à courir seule, elle a son coup d’aile et de nageoire : pour fendre l’espace et remonter les fleuves, ce n’est pas son métier de s’atteler à plus gros qu’elle. Colorier sur vélin les majuscules d’un fabliau est un art exquis; mais on n’enlumine pas un dessin de Léonard ou de Michel-Ange.

Ce que j’ai déjà dit à cette place à propos de l’Hamlet de M. Thomas, je le répète au sujet de ce Faust de M. Gounod, un faux chef-d’œuvre qui depuis dix ans doit son succès à l’attraction d’un titre irrésistible, et surtout à ce penchant propre aux esprits bourgeois de proclamer belles les choses ennuyeuses qu’ils comprennent. Chopin disait : « Je ne sais rien au monde de plus haïssable qu’une musique qui n’est ni sans détour ni sans arrière-pensée. » Le grand pianiste définissait d’avance l’art de M. Gounod, ce style plein de détours et d’arrière-pensées, et dont la rare habileté consiste à vous faire toujours croire à des dessous qui n’existent pas. Jamais au Théâtre-Lyrique, jamais à Vienne ni à Lon-