Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 80.djvu/526

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

éclatante de la victoire de l’Union, et parmi les victorieux c’est le chef qui peut le moins froisser l’orgueil des états du sud. Tout contribue à lui donner, avant qu’il ait rien fait, un ascendant moral qui manquerait à d’autres ; c’est beaucoup. Pour ce qui est de longs discours, il n’en abuse guère ; s’il parle peu cependant, il parle bien, et dans sa première allocution, courte et nette comme un ordre du jour, il a prononcé une parole qui est la garantie d’un esprit ferme et droit, qui est faite pour retentir partout où l’on travaille à fonder la liberté. « Les lois, a-t-il dit, doivent dominer ceux qui les approuvent comme ceux qui y sont contraires. Je ne connais pas de mode plus efficace d’assurer le rappel des lois nuisibles que la stricte exécution de ces lois… »

Rien ne pouvait mieux inaugurer l’ère nouvelle. On ne peut certes s’étonner que la première pensée du général Grant en arrivant au pouvoir ait été pour deux de ses plus brillans compagnons d’armes, Sherman et Sheridan, qui ont reçu : l’un le commandement en chef de l’armée, l’autre le grade de lieutenant-général. Quant à la formation du cabinet de la nouvelle présidence, qui est restée un mystère jusqu’au dernier moment, elle a été signalée par un incident assez curieux. Le général Grant avait nommé ministre des finances M. Stewart, qui est un des plus grands marchands de nouveautés de New-York. Or le président ne s’était pas souvenu, s’il l’avait jamais su, qu’il existait une loi interdisant aux ministres de faire du commerce ; il a demandé au sénat l’abrogation de cette loi, et le sénat a refusé. M. Stewart a donné aussitôt sa démission. Un marchand de nouveautés appelé au ministère des finances, un président demandant pour un de ses coopérateurs la faculté de se partager entre les affaires de son département et les affaires de son comptoir, c’est là certainement un trait caractéristique des mœurs américaines. La plus grosse question que le nouveau président trouve devant lui n’est point d’ailleurs une question intérieure, c’est cet éternel différend avec l’Angleterre au sujet des corsaires armés pendant la guerre de la sécession. Un arrangement avait été conclu à Londres, il n’a pas été approuvé à Washington, et Grant lui-même ne passait pas pour être très favorable à une transaction du genre de celle qui avait été négociée ; mais le général Grant n’est plus seulement le soldat vainqueur de Richmond, il est aujourd’hui le président de l’Union américaine. Il n’a point certainement la pensée d’engager son pays dans des difficultés sérieuses avec l’Angleterre au sujet de l’Alabama, et pourquoi ne verrait-on pas se renouveler aux États-Unis cet exemple assez fréquent d’un soldat plus soucieux qu’un autre de maintenir la paix, — la paix qui est le grand bienfait pour le Nouveau-Monde et pour le vieux monde ?

CH. DE MAZADE.