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lancer dans l’inconnu avec un mot, alea jacta est ! et chose surprenante, c’est depuis ce moment qu’il a cessé d’être lui-même, qu’il est entré dans cette période d’obscurité douloureuse d’où la mort le retire aujourd’hui pour le rendre à sa gloire première, la gloire de l’incomparable poète.

Avec M. Troplong, c’est un des grands dignitaires de l’empire qui disparaît, et c’est aussi l’un des chefs de la magistrature française, un des plus habiles jurisconsultes. M. Troplong avait eu de très humbles débuts ; il avait été, après 1815, dans une petite ville du midi, petit maître d’études dans un petit collège dirigé par un de ses oncles, qui a été depuis un inspecteur distingué de l’université. M. Troplong avait eu la bonne fortune de trouver dans la petite ville où il était un magistrat qui le traitait avec bonté, qui l’attirait chez lui pour faire de la musique, et qui fut un de ses premiers protecteurs, un de ses introducteurs dans l’étude du droit comme dans la magistrature. Depuis, il avait fait son chemin tout seul, et il le méritait par ses travaux. C’était cependant moins un juriste de la vieille école française qu’un de ces jurisconsultes romains du temps de l’empire ; il avait moins le souci des droits politiques d’un peuple que des droits civils d’une démocratie organisée sous un maître, et César avait d’avance en lui un apologiste. Ce qu’on peut dire de cet homme éminent, c’est que la politique ne l’avait pas créé par un acte de faveur ; elle l’avait trouvé au sommet de la magistrature, où il était arrivé par lui-même, par la science, et en l’adoptant au lendemain de 1851 elle avait rencontré en lui le théoricien naturel du nouveau régime, une des personnifications intelligentes et soumises de l’empire dans cette première période d’où nous sortons aujourd’hui, pour rentrer dans l’arène des libres débats, des agitations régulières de la vie publique.

L’Angleterre touche enfin au moment où va s’ouvrir une grande et solennelle discussion. Il ne s’agit de rien moins que de savoir comment on détachera une pierre du vieil édifice des institutions anglaises sans ébranler l’édifice tout entier. C’est le 1er mars que le chef du cabinet, armé de toutes pièces, a porté devant le parlement le lumineux exposé de son plan sur l’abolition de l’église établie d’Irlande. En principe, cette résolution avait été adoptée par la dernière chambre des communes, elle a été sanctionnée par le vote du pays dans les élections récentes, elle entre aujourd’hui dans la phase d’exécution, et en déroulant son plan, pendant trois heures, avec une magistrale éloquence, M. Gladstone a pu se laisser aller à dire avec un certain orgueil : « Cette mesure montrera au monde de quel métal nous sommes. » Dans le beau discours par lequel le premier lord de la trésorerie a inauguré véritablement la session, il y a un souffle de libéralisme et de justice qui explique cette fortune d’un homme porté au pouvoir par un des plus irrésistibles mouvemens d’opinion. Ce n’est pas que le chef du cabinet de Londres, en accomplissant une des réformes les plus graves et les plus délicates, sacrifie tout à une abstraction séduisante, et se lance dans