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rien de byronien, ni d’élégiaque, elle n’a pas de plaintes ni de murmures ; elle est grave, muette et recueillie. C’est la mélancolie la plus mâle et la plus saine qui ait jamais émané du cœur de la nature aux multiples inspirations.

C’est ce sentiment d’austérité que Ruysdael a merveilleusement compris, et c’est pour l’avoir compris qu’il mérite le nom d’homme de génie. Lui aussi, comme tous ses compatriotes, il n’a peint que ce qu’il voyait ; mais son œil s’est arrêté justement sur ce qui était le plus digne d’être remarqué dans son pays, c’est-à-dire sur cette mâle et saine tristesse de la nature hollandaise. Ces paysages singuliers, composés des élémens les plus pauvres du monde, un maigre terrain, une flaque d’eau immobile, un buisson isolé, un arbre unique, ces paysages qui semblent presque des paradoxes, que l’artiste a imposés à notre admiration par la force de son génie, ils existent, et la réalité parle à l’âme juste le même langage que lui parlent les peintures de Ruysdael. Le caractère d’individualité que prennent les objets naturels dans la grande plaine de la Hollande, Ruysdael seul l’a saisi ; ni avant, ni après lui, aucun de ses confrères et de ses émules ne s’est même douté de cette puissante originalité. Il a surpris l’âme pensive de la nature de son pays, tandis que les autres n’en ont vu que les surfaces et les gais costumes. Voilà pourquoi il a pu accomplir le miracle de nous intéresser avec un paysage qui contient un seul arbre, ou un pauvre buisson, ou un pont de bois à demi ruiné ; mais cet arbre, il faut voir quelle physionomie il prend en Hollande dès que les heures du soir font sentir davantage encore sa solitude. Alors il a vraiment l’air d’un philosophe qui médite ou d’un ascète en contemplation. Ce buisson isolé, autour duquel montent les abondantes fumées de la terre à la fin du jour, exprime dans sa muette éloquence toutes les tristesses de l’abandon et de la pauvreté. Ce terrain maigre et sans charme dit plus tristement que Salomon que tout est vanité, et que verdure et fleurs sont une illusion qui apparaît à la surface d’un éternel rien. Cette flaque d’eau immobile parle du repos éternel avec plus de gravité que n’en parla jamais bouddhiste hébété par la Nirwana.

Parmi les beaux Ruysdael que l’on voit en Hollande, il en est deux qui sont plus particulièrement faits pour toucher les âmes dignes de nobles pensées. L’un, le plus extraordinaire, se trouve au musée van der Hoop à Amsterdam. Un terrain sec, sans verdure, sans arbres ni fleurs, nu comme la pauvreté même et cicatrisé de ravins comme l’image du malheur, est traversé par un courant d’eau terne, lente, impuissante ; tout en haut, une habitation chétive, et un ciel sombre, pluvieux, recouvre ce paysage ; le vent souffle visiblement sur cette lande où il n’a pas une feuille à emporter, où il ne