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droite n’a été respectée avec plus d’intelligence que dans les quais magnifiques de Keizers’ gracht et de Heerens gracht, mais en revanche toutes les figures des deux parties de la géométrie, surfaces et solides, ont été épuisées pour les façades et les frontons de ces riches demeures. Ce sont des arcs, des courbes, des triangles, des trapèzes, des losanges, des carrés, des cubes, des cylindres à foison, si bien que les habitans d’Amsterdam, pour rendre leurs enfans savans dans l’art d’Euclide et d’Archimède, n’ont pas besoin d’autre livre que de la géométrie amusante et vivante de leurs demeures. Là, visiblement chaque habitant est roi, car chacune de ces maisons dit à haute et intelligible voix : Je suis le résultat d’une volonté individuelle, et je n’ai souci de ma voisine pas plus qu’elle n’a souci de moi.

Certainement ce Versailles hollandais ne possède rien qui puisse se comparer pour la grandeur au palais de Louis XIV, à la terrasse du grand escalier, à ce parc, chef-d’œuvre de l’art classique des jardins, qu’il a été de mode de dénigrer parmi nous pendant un temps, mais qui peut soutenir la comparaison avec les plus nobles choses, et qui cessera d’être beau le jour où les paysages du Poussin et les soleils de Claude Lorrain perdront aussi leur sérieuse beauté. La Haye n’est pas cependant sans quelques-unes de ces créations d’un art artificiel qui marquent presque inévitablement les résidences de la royauté, lorsque ces résidences la gardent à l’écart de la foule des sujets. J’ai nommé déjà le Vivier, ce lac charmant creusé au centre de la ville, d’où l’on jouit des spectacles pittoresques les plus délicats grâce à la petite île verdoyante qui se dresse au-dessus de ses eaux. Ne dirait-on pas un détail détaché d’un grand parc royal, distrait de l’ensemble dont il faisait partie par la munificence d’un souverain? Mais si La Haye n’a pas le parc classique de Le Nôtre, elle a celui qui convient essentiellement à un Versailles hollandais, et qui s’accorde avec le génie d’un pays dont les peintres découvrirent les premiers l’existence de la nature, — le Bois, la plus délicieuse promenade dont puisse jouir un civilisé raffiné qui tient à épuiser les sensations de la vie rustique sans obéir à ses exigences et à ses ennuis. Oh ! comme on est loin de la ville et en même temps qu’on en est près! Ce bois n’est pas un parc, c’est la nature même, et le citadin de La Haye qui irait y passer tous les jours quelques heures n’aurait rien à envier, en connaissance intime de la campagne, au bûcheron le plus perdu au fond des forêts et au paysan le plus sédentaire. Qu’il est vert, ce bois, qu’il est feuillu, qu’il est ombreux, qu’il est humide! C’est en vain qu’on y a tracé des allées, découpé des pelouses, creusé des pièces d’eau; l’art n’a pu réussir à y dessécher et à y tarir aucune des sèves de la nature.