Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 80.djvu/462

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quence pittoresque de l’excellent Bræsig. Sans doute il ne prendrait point les choses comme tout le monde, et ménagerait au public quelque surprise de son cru. L’attente ne fut point trompée, et ce que l’on désirait, Reuter le donna. Toute cette histoire de la révolution à Rahnstadt est très réussie; cela est observé à fond et écrit avec une verve irrésistible. Reuter n’a point entendu faire de satire : ses héros ont traversé ce temps, il ne nous en parle qu’autant que cela les touche; rien d’abstrait ne vient refroidir ici la vie qui les anime. Il faut voir Bræsig se démenant au milieu des sottises que débitent au « club de la réforme » les grands esprits de Rahnstadt. On y discute l’origine de la pauvreté, et c’est plaisir de voir la sagacité campagnarde aux prises avec la niaiserie ampoulée des tribuns de la petite ville. Hélas ! les badauds sont partout les mêmes, que ne se trouve-t-il toujours des Bræsig pour payer de bon sens dans des momens pareils?

Ce roman consacra la réputation de Reuter. L’Allemagne a raison de le revendiquer parmi ses poètes et de s’en faire gloire. Il n’est point en effet un simple écrivain de dialecte. Il doit beaucoup sans doute à la forme qu’il a adoptée et dont il s’est si profondément pénétré : le bas-allemand se prête à toute sorte de finesses et de grâces de langage qui manquent à la langue littéraire; mais sa sphère est bornée par ses qualités mêmes. Reuter l’a bien senti, et ce n’est pas seulement par recherche réaliste qu’il fait la plupart du temps parler en haut-allemand les personnages cultivés qu’il introduit dans ses récits. Les deux langues se touchent de si près, la transition est ménagée avec tant d’art, qu’elle ne choque point, et passe inaperçue. C’est que, de quelques mots qu’il se serve, la langue de Reuter est à lui, il en est maître absolu, et, comme elle se moule sur sa pensée même, elle en prend toute l’harmonie et toute l’originalité. Il dépasse donc son dialecte, de même que, dans ses tableaux de la nature et de la vie de sa province, il n’a cherché que la vérité humaine et a su s’élever jusqu’à elle. Parce qu’il avait d’abord réussi dans le conte et montré une verve plaisante et franche inconnue en Allemagne, on a voulu le confiner dans ce genre et lui dénier à la fois le sentiment, la grandeur et l’émotion. Il suffit de quelques lignes prises au hasard dans ses ouvrages pour montrer tout ce qu’il y a au contraire de souple et de multiple dans son talent.

Reuter est gai plutôt que spirituel, il tire tout son comique du jeu des caractères, de l’allure dégagée, du ton de bonhomie et de rondeur dont il conte. Il ne cherche pas le trait et ne fait point de bons mots; mais il possède au plus haut degré ce caractère mêlé de sensibilité et d’enjouement que les Allemands appellent Gemüth, et que notre langue est aussi impuissante à exprimer que la leur à