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L’ouvrage est plein de passages de ce genre. Cependant les scènes riantes y sont plus nombreuses encore, la vie du pasteur Behrend surtout a fourni à Reuter une série de tableaux délicieux; mais le grand attrait du livre, le personnage devant lequel s’effacent tous les autres, c’est l’inspecteur Bræsig, le plus original à coup sûr, le plus divertissant et le plus sympathique, qui traverse tout le roman, l’anime et en relie les divers épisodes. Tout le monde le connaît, l’aime et l’estime dans le pays. On l’appelle « l’oncle Bræsig. » Il n’a rien de comique ni de ridicule en lui : sa vue seule inspire la gaîté, et quelque chose de sa bonne humeur se répand autour de lui. C’est un grand discoureur, il aime à conter, il est inépuisable en saillies surprenantes; son langage décousu, tout émaillé de locutions étrangères qu’il dénature et de bribes d’instruction qu’il accommode au gré de sa fantaisie, prête à rire, il le sait, et s’en amuse tout le premier. Il n’a rien pourtant du loustic de village; il est sérieux, le bon sens le plus sain brille dans tous ses propos ; c’est sa manière de dire qui égaie plutôt que ce qu’il dit. Agriculteur consommé et demeuré campagnard au fond, c’est le plus serviable, le plus dévoué, le plus loyal et le plus délicat des hommes. Il a ses petits défauts et ne s’en cache point; aussi ne font-ils que le rendre plus aimable en montrant combien tout est franc et ouvert en lui. On ne peut dire tout ce que Reuter a mis d’observation et d’humour dans ce personnage, le plus étudié de tous ceux qu’il a produits. Ces caractères moyens et prime-sautiers, tout en nuances et en finesses, sont les plus difficiles à soutenir. Celui-ci ne se dément jamais, et si variées que soient les faces sous lesquelles il se présente, il garde une netteté et une précision remarquables. Bræsig est passé dès maintenant en Allemagne à l’état de type.

L’unité des caractères fait l’unité de ce roman. Les deux premières parties avaient atteint déjà plusieurs éditions lorsque parut le troisième volume, qui forme le dénoûment. On l’attendait avec impatience, non que les événemens suspendissent l’intérêt : l’ouvrage aurait pu rester où il en était; mais on s’ennuyait d’être sans nouvelles de tous les amis qu’on s’était faits en Mecklembourg. Qu’étaient-ils devenus? La mort était la seule conclusion possible de la petite épopée de leur existence : quelque peine qu’on y eût, il fallait en venir là; puis Reuter s’était arrêté au seuil de l’année 1848, et, sans qu’il eût rien annoncé, cette date découvrait de curieuses perspectives. On se figurait en Allemagne les braves gens de Rahnstadt en pleine révolution et tout inondés de démocratie. Comment se tireraient-ils d’affaire? On voyait déjà les poltrons aux abois, les mauvais riches affolés de peur, tous les importans en mouvement, tous les bavards en Hesse, et l’on entendait l’élo-