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de les grouper : le récit En l’année treize est une exception à ce point de vue; mais il a écrit un roman en trois volumes, Ut mine Stromtid (du temps où j’étais strom), regardé à juste titre comme son meilleur ouvrage, et dont la trame est d’une simplicité vraiment élémentaire. Un agriculteur, Karl Hawermann, est ruiné par de mauvaises récoltes et forcé de vendre son bien; sa femme meurt dans le même temps. Resté seul avec sa fille Louise, il se remet bravement au travail, et, avec l’aide d’un de ses amis d’enfance, Bræsig, employé comme inspecteur chez un gentilhomme du voisinage, il se refait peu à peu une nouvelle aisance. Il se retire dans la petite ville de Rahnstadt, marie sa fille et meurt entouré d’affections. Voilà, dégagé de ses épisodes, tout le sujet du roman. L’intérêt toutefois n’y languit point un instant, et c’est un des traits les plus particuliers de notre auteur que d’avoir su l’éveiller ainsi en dépit de toutes les règles reçues. C’est qu’en définitive, du moment qu’on le fait voir dans le jour qu’il faut, le spectacle de la vie ne laisse jamais indifférent. Le réalisme grossier, trivial, ennuyeux, c’est la vérité mal choisie, rien de plus. Voyez mieux, de plus haut surtout, et vous atteindrez le but. C’est le fait de Reuter. Il se place au centre d’un petit monde provincial, il le parcourt avec nous et nous le fait connaître ; mais il ne nous fait point entrer par toutes les portes ni à toutes les heures. Il ne nous présente que les gens qui en valent la peine, et même ceux-ci au moment où ils montrent bien ce qu’ils sont. Au bout de peu de temps, nous sommes au fait de toutes les grosses affaires du pays. Ajoutez que le lieu n’est pas pris au hasard : nulle part certainement vous ne trouveriez tant d’originaux aimables ou curieux réunis et mêlés. Comme notre mémoire nous montre les hommes que nous avons connus, Reuter nous présente ses personnages : de là cette sympathie secrète, cet attrait d’humanité qui nous attire vers eux.

Ils le méritent bien. Ils sont gais d’abord pour la plupart, ils nous divertissent par leurs saillies et leur entrain ; puis il y en a de comiques, des sots importans, des méchans ridicules : tous font rire, mais franchement, et jamais aux dépens des choses saines et délicates. Point de caricatures d’ailleurs, de tics ni de grimaces, point de monstres non plus. Il y a sans doute de vilaines gens ici, il en faut bien, le tableau sans cela manquerait d’ombre, et les couleurs ne seraient plus vraies; mais ils sont naturels, et ne dépassent point la mesure. Leur laideur n’est que relative et partielle; c’est ainsi qu’ils restent hommes et qu’ils intéressent. Retors, âpres au gain, capables de menées perfides et de diplomatie douteuse, durs aux pauvres, égoïstes et mesquins, ils sont au logis presque tendres, toujours faibles, suspendus aux caprices de quelque enfant gâté, et tremblant qu’il ne souffre... Mais c’est l’ombre, je le répète : on