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tures sinistres. Tel est Reuter dans ses poèmes. Il décrit moins les choses qu’il ne les met en scène.


« Et comme le soleil monte dans sa magnificence, dira-t-il par exemple pour peindre le lever du jour, il tire du sommeil de la nuit le son et la couleur; la fleur se colore, l’arbre devient vert, le ciel bleu, la terre belle à voir, et en haut dans l’espace court une flotte de nuages au-dessus du lac tranquille. C’est un baiser que, dans son amour profond, le ciel donne à la terre, et par le monde résonne un bruissement qui semble dire : Vie! vie! c’est la chanson du matin de la terre. La fleur lève sa corolle, la grive lance son premier chant, le chevreuil sort du bois, et tout salue le jour nouveau. »


Il représente ainsi l’existence elle-même et non pas seulement l’effet qu’elle produit sur nous. Toutes ses images, toutes ses comparaisons, viennent de la même source, toutes ont le même éclat de fraîcheur naturelle. « L’amour, dit-il quelque part d’un de ses héros, traversait tout son être comme les cloches de la fête de Pentecôte traversent les prés verts et les arbres en fleur. » Ailleurs il a un mot charmant sur la joie. « Je l’aime, dit-il, quand elle arrive à nous comme un oiseau chanteur à travers le feuillage, plus près, toujours plus près, de branche en branche, jusqu’à ce que dans l’arbre voisin il me chante à l’oreille sa chanson. » Ses personnages sont dans un commerce continuel avec la nature, qui prend part à leur bonheur, compatit à leurs peines, pleure avec eux et les console; la nature est pour eux comme un témoin sympathique de leur vie, une conscience vivante qui les entoure. Toute la magie sans doute vient d’eux-mêmes, c’est leur âme qui se projette sur les choses et les anime. Dans toutes ces voix qu’ils croient entendre, il n’y a qu’un écho de leur propre pensée; mais ils ne s’en doutent pas, l’illusion est complète pour eux et le miroir est en vie. Tel chant d’oiseau éveille telle idée, évoque tel souvenir; ils ne séparent point la cause de l’effet, et les mots que murmure en eux la voix secrète de leur cœur, ils croient les distinguer dans le ramage du petit être. Les bêtes prennent une voix; de là à leur prêter la conscience de leurs actes et à les intéresser à l’action du poème, il n’y a qu’un pas. Il est vite franchi, et c’est encore un des traits de la vieille poésie populaire qui se retrouve à chaque instant chez Reuter. Il y a même une de ses idylles, Hanne Hüte, où les oiseaux jouent un rôle pour le moins aussi important que les hommes : ils se mêlent au récit et en font le dénoûment. Leur petit monde donne lieu en même temps à des allusions pleines d’humour; mais Reuter ici ne vise pas plus à l’apologue qu’ailleurs au merveilleux, et tout cela procède du même sentiment naïf qui charme sans étonner. Cette féerie cependant n’est pas le seul attrait de ses poèmes; on y trouve