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tenta des œuvres plus personnelles. Il alla ainsi chaque jour plus assuré de lui-même et mieux apprécié du public. Le produit de ses livres lui procurait déjà une large aisance, et lui permettait de se consacrer exclusivement aux lettres. C’est de 1857 à 1864 qu’il a fait paraître ses ouvrages les plus marquans, des poèmes champêtres d’abord, puis une série de livres en prose, publiés sous le titre original de Olle Kamellen[1], et qui semblent être à la fois le terme et l’apogée de l’évolution de ce talent si souple et si varié. C’est à cette série qu’appartiennent les souvenirs de prison, Ut mine Festungstid, qui parurent en 1862. Le lecteur en a pu prendre une idée dans ce qui précède; c’est sinon la plus accomplie des œuvres de Reuter, du moins celle qui fait le mieux juger de la portée de son esprit et de la nature de son caractère. Il ne se pose point en martyr, il n’a point de goût aux lamentations, et c’est l’originalité charmante et relevée de ce livre que cette absence de toute diatribe, ce dédain de toute rancune. Reuter d’ailleurs y parle moins de lui-même que des hommes qui l’ont entouré; il a rencontré des compassions touchantes, il y a eu des instans de trêve et comme des éclaircies durant ces jours de peine lourde et monotone, voilà les seules choses que du sein de son bonheur calme et reposé il aime à se rappeler et se plaise à nous peindre. « Si le miroir, dit-il dans la dédicace adressée à un de ses anciens compagnons de captivité, ne te présente point une image entièrement exacte, si la lumière qui s’y joue te semble trop gaie, pense que la plaie s’est cicatrisée et que des années nous séparent de ces mauvais temps... Sans doute, ajoute-t-il, la tristesse me prend quand je pense que cette tempête a dû justement tomber sur le printemps de ma vie; mais ce n’est point une tristesse amère, car Dieu m’a donné un beau soir où je puis me réchauffer... » Reuter est là tout entier; dans cette mansuétude qui s’étend sur le passé il y a plus en vérité que de la bonne humeur, il y a de l’art, et du plus pur. Cependant parmi cette lumière réjouissante il se glisse çà et là quelques traînées d’ombre; elles laissent deviner ce qu’il ne montre pas, et elles frappent d’autant plus qu’elles sont plus rares.

Depuis 1863, Reuter a quitté son pays de Mecklembourg et s’est retiré à Eisenach, au pied de la Wartbourg. C’est là qu’il accueille avec une cordialité toute germanique les nombreux amis qui viennent le visiter, et qu’il jouit des loisirs glorieux qu’il a payés assez cher pour pouvoir en goûter le charme. Telle a été cette carrière

  1. Mot à mot, vieilles camomilles. Il entend par là de bons remèdes domestiques, qui chassent les vapeurs et remettent les sens en équilibre.