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contes joyeux et d’aventures plaisantes, pleins de cette finesse narquoise et de cette grosse joie franche qui est la marque du bon esprit populaire. Pour son plaisir d’abord et sans autre dessein que d’amuser quelques amis qui l’entouraient, il reprit une à une ces historiettes anonymes, les mit en scène et les personnifia. Au lieu de types convenus et de désignations vagues, il peignit des hommes et des caractères. Nos plus grands conteurs souvent n’ont point fait autre chose. Il ne voulait que fixer ces récits populaires et leur donner une forme; il se trouva qu’il avait produit une série de tableaux de genre où étaient représentés sous les plus vives couleurs les choses et les gens de son pays. C’est à eux seuls qu’il avait pensé en écrivant, il fallait avant tout qu’ils se reconnussent; mais les portraits étaient des œuvres d’art d’autant plus achevées que l’effort se sentait moins. Beaucoup de ces historiettes étaient de petits chefs-d’œuvre. Il hésitait à les publier : ses amis l’y décidèrent, et le succès dépassa toute attente (1853). Bourgeois et paysans s’arrachèrent ce livre[1], où, sous une forme dont ils subissaient le charme sans le bien comprendre, ils retrouvaient leur vie même et leurs plus plaisans souvenirs. Sans doute cette gaîté était quelquefois un peu exubérante et frisait la trivialité. Le mot souvent était cru, l’allure gaillarde; mais cela tenait au genre même, et ne pouvait choquer les lecteurs rustiques. Rien d’égrillard d’ailleurs, c’était de la naïveté un peu agreste et nue, pas autre chose, et Reuter pouvait en toute sincérité s’appliquer le mot de Sterne : « mon livre est cet enfant qui joue sur le tapis. » Il ne prêchait pas, et laissait aux gens le soin de tirer eux-mêmes le suc et la moelle de ses contes; une morale saine les imprégnait tous et s’insinuait doucement avec le large rire : la verve était railleuse sans doute, mais de la bonne façon, et ne versait le ridicule que sur les choses égoïstes, mesquines et calculées.

L’idée qu’il pourrait être né poète et que les lettres étaient la vocation secrète qui l’avait conduit par de si longs détours commença de poindre alors dans l’esprit de Reuter. Il s’était laissé façonner par la vie; elle avait maintenant achevé son ouvrage, le temps était venu d’en recueillir les fruits. Il s’engagea donc dans la voie nouvelle qui s’ouvrait à lui, non sans quelque défiance d’abord, essayant son pas, mesurant ses forces, ne s’enhardissant qu’à mesure, et ne s’arrêtant jamais. Il compléta son recueil de contes en 1854. D’autres sans doute eussent cherché à exploiter une veine aussi féconde; mais il était artiste dans l’âme et de ceux qui s’élèvent toujours. Sans sortir précisément de son premier cadre, il

  1. Läuschen un Rimels.