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valoir lui-même; il l’y employa en qualité de strom, c’est le nom qu’on donne en Mecklembourg aux jeunes gens attachés à une exploitation agricole. Le père ne méconnaissait nullement la situation où se trouvait son fils, il ne se montrait à son égard ni injuste ni exigeant; mais il avait toujours été d’humeur austère, il ne pouvait dissimuler ni ses regrets ni ses craintes. Ils avaient beau faire tous deux, ce n’étaient plus les rapports d’autrefois. « Il avait toujours pour moi la même bonté, dit Reuter, mais les sept années qui avaient emporté mes espérances avaient aussi brisé les siennes : il s’était habitué à me considérer, ainsi que je le faisais moi-même, comme un malheur. Il s’était fait de l’avenir une autre image : quelque chose nous séparait; la faute était de mon côté bien plutôt que du sien, elle était là surtout où gisaient mes sept années perdues. »

Le vieillard mourut en 1845; il redoutait l’avenir pour son fils, et ses inquiétudes n’étaient que trop justifiées. Les temps étaient mauvais, et plus encore que l’expérience les capitaux manquaient à Reuter. Ses affaires allèrent de mal en pis. Cependant cette vie au grand air, cette activité libre en pleine nature, lui convenaient; « cela fait le teint et le sens frais, » dit-il quelque part. Dans ce calme de la famille et de la campagne, il se remettait peu à peu en équilibre avec le monde, et le bon tempérament de ses jeunes années reprenait le dessus. Avec la santé morale, il retrouvait sa belle humeur. Aussi lorsqu’en 1850 il dut renoncer décidément à l’agriculture, vendre son bien, et demander à un travail plus rude les ressources qui lui étaient nécessaires, il le fit bravement et sans murmure. Il obtint de rentrer en Prusse, se retira à Treptow en Poméranie, et se mit à donner des leçons au cachet. La résolution était énergique. Peut-être ne l’eût-il pas prise de lui-même, car, malgré ses turbulences d’étudiant et toute sa vivacité d’esprit, il avait beaucoup de ce flegme germanique qui a besoin, pour se résoudre à l’action, des impulsions du dehors; mais il avait reçu la plus forte de toutes. Un attachement sérieux, le seul, paraît-il, où se soit engagé son cœur, le liait à la fille d’un pasteur de son pays. Pour épouser celle qu’il aimait, il lui fallait un état : il prit le premier qui s’offrit à lui. Il touchait pourtant à la gloire et à la fortune, et cette crise devait être la dernière.

Il avait quarante ans. Bien qu’il eût dans sa prison crayonné quelques vers et produit depuis lors bon nombre de petites poésies de circonstance, il n’avait jamais songé sérieusement à écrire. A Treptow, il avait plus de loisirs, des loisirs plus littéraires surtout. Possédant à fond le dialecte de son pays, il avait recueilli dans son séjour à Stavenhagen et rapporté de son enfance toute sorte de