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On était au mois d’octobre 1840; sa captivité avait duré sept ans et demi. Il dit adieu à tout le monde et partit à pied. Il était libre; mais la joie fut courte, et cette heure tant désirée fut pour lui celle des plus poignantes angoisses. Le pays était triste, rien que du sable et des sapins. Il s’assit, et toutes sortes de pensées affligeantes lui vinrent à l’esprit. Sept années s’étendaient derrière lui, sept années dont le poids l’accablait, et qu’il pouvait croire entièrement perdues. Il se trompait sans doute, mais le fruit qu’il devait tirer de ses malheurs n’était encore qu’un germe latent au fond de son cœur. Il ne lui restait pour le moment que des regrets et de l’amertume. Dans chaque ville qu’il traversait, il rencontrait des amis d’autrefois qui le fêtaient au passage. Ils étaient heureux, mariés pour la plupart, leur vie était faite, leur avenir assuré. En présence de ce bonheur tranquille, il ne pouvait se garder d’un retour mélancolique sur lui-même. Toute la joie du retour était gâtée pour lui. « Je ne m’entendais plus avec eux, dit-il, je me sentais comme un arbre découronné qui voit les arbres voisins verdir au-dessus de lui, prendre son air et sa lumière. » Enfin il arriva à Stavenhagen, où sa famille l’attendait. La première effusion passée, la terrible question : que faire maintenant? « retomba sur nous comme du plomb, et devant cette question je me suis arrêté des années. J’essayais tantôt une chose, tantôt une autre; rien ne me réussissait. Je sais bien que c’était ma faute : les gens le disaient; mais cela ne servait de rien, et je n’en étais pas moins malheureux, plus malheureux qu’à la forteresse. »

Il se trouvait en retard sur tout le monde et pour toutes choses. Ce n’était point seulement sept ans qu’il avait à regagner, il avait oublié beaucoup; il lui fallut reprendre ses études interrompues et commencer à trente ans tous les apprentissages de la vingtième année. C’était un labeur aride et tout plein de mécomptes; puis il n’était pas apte aux travaux pratiques. Il y réussissait mal, et s’en lassait vite. Au moment où il se désolait de ses échecs et de ses défaillances, il ne pressentait point le talent que mûrissaient en lui les agitations mêmes qui l’éprouvaient de la sorte. Son père n’avait point abandonné l’idée de faire de lui un juriste. Reuter fut envoyé à Heidelberg. Il n’avait jamais eu de goût pour l’étude du droit, il sortait de prison, et c’eût été vraiment trop demander à notre poète que de pâlir sur le Digeste au milieu de ces sites enchanteurs, parmi toute cette jeunesse qui le fêtait en héros. Ce n’est point de ce train-là que son père entendait qu’il rattrapât le temps perdu. Reuter fut rappelé à Stavenhagen. Il s’était occupé d’agriculture dans sa prison de Domitz; les travaux de la campagne ne lui déplaisaient point; son père possédait un bien assez vaste qu’il faisait