Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 80.djvu/446

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

garder à vue, braves gens pour la plupart, qui l’accablaient de questions, et, après l’avoir écouté silencieusement, hochaient la tête et concluaient toujours : « C’est égal, vous avez voulu tuer notre roi. » Ce mot de haute trahison, qui circulait autour de lui et effarouchait ses paisibles gardiens, lui valait les témoignages d’admiration d’un public bien différent. Il se trouva un jour près d’un groupe de collégiens de dernière année qui discouraient bruyamment le verre en main. Dès qu’ils eurent appris son nom, ils accoururent à lui avec toute sorte de démonstrations, et lui confièrent qu’ils avaient formé une petite société secrète. S’ils s’attendaient à quelque diatribe enflammée, ils furent bien déçus. Il leur parla en « honnête homme, » revenu de toutes les illusions de ce monde. « Laissez, leur dit-il, l’Allemagne aller son train oblique, et ne m’imitez pas. » Il traversa ainsi toute la Prusse, et arriva au commencement d’avril 1837 à Magdebourg. Les cellules étaient malsaines, la discipline était rigoureuse. Aussi, dès qu’on lui proposa de changer de prison, Reuter accepta sans même connaître la forteresse où il serait transporté. Un de ses camarades d’université, qu’il avait retrouvé parmi les prisonniers de Magdebourg et avec lequel il s’était lié d’amitié, voulut l’accompagner. C’était un ancien auditeur de haute taille, d’une maigreur extrême, que sa raideur martiale et sa tenue militaire avaient fait surnommer « le capitaine. » Imagination emportée, esprit nébuleux et plein de minuties, excellent homme du reste et l’honneur même, le capitaine était susceptible à l’excès et sérieux en toute chose. Offusqué un jour de lire sur l’adresse de ses lettres « au démagogue Sch..., » il avait réclamé à Berlin, et fait décider bureaucratiquement qu’on l’appellerait désormais « M. le criminel d’état. » Ils partirent au mois de février 1838 dans toute la rigueur de l’hiver. Le voyage fut court, et la voiture s’arrêta bientôt devant la conciergerie de Berlin. C’est là que Reuter avait passé les plus durs momens de sa captivité. Était-ce le terme du voyage? devaient-ils donc regretter Magdebourg? Ils restèrent quatre jours dans des angoisses cruelles. Le pauvre capitaine ne résista point au froid et à la fatigue; la fièvre le prit. Il lutta tant qu’il put, mais il sentait son esprit s’en aller : il se promenait de long en large en lisant la Bible; à la fin, il n’y tint plus, et tomba dans le délire. Reuter, qui s’était en vain efforcé de le calmer, commençait à désespérer lui-même. Le lendemain heureusement, on leur annonça qu’ils allaient se remettre en route.

Cette fois la fortune les servait mieux. On les conduisit à Graudenz, sur la Vistule, et dès l’abord l’accueil du commandant de place leur donna bon espoir. C’était un vieux soldat qui avait autrefois servi sous Napoléon. « Ces hommes-là, dit Reuter, qui avaient fait