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dans ces rêveries le seul adoucissement à ses peines : il se plaisait à ramener devant ses yeux les images de son pays, les traits de personnes chères. Vus du sein de cette nuit, ces tableaux lui apparaissaient dans une lumière plus puissante et plus vraie, il les gravait pour toujours dans son esprit. Qui sait si cet effort pour grouper les souvenirs, ressaisir et ranimer le passé, ne fut point ce qui développa en lui ce talent de peindre et de reproduire la vie qui est le grand charme de ses livres?

Il resta deux ans et trois mois à Silberberg sans autre distraction que quelques ouvrages de droit et de mathématiques. On le transporta ensuite à Glogau. Il y fut mieux traité : le commandant parlait bas-allemand et connaissait Stavenhagen. Il parut s’intéresser à son prisonnier et lui procura le moyen d’écrire dans son pays. Peu de temps après, il lui apporta une lettre de son père, de l’argent, des livres et la permission de se promener. On était au printemps, mais ce qu’il ressentait de ce réveil des choses n’inspirait à Reuter que des réflexions pénibles. Il y eut un de ces retours de froid et de vent qui sont si fréquens au mois de mars. Notre captif, relégué dans sa cellule, en fut réduit à regarder par sa fenêtre la bourrasque qui faisait voler la neige. Il prenait à ce spectacle une sorte de joie mélancolique. « Quand le soleil rayonne, dit-il, que les oiseaux chantent et que les arbres sont en fleur, quand le monde entier se réjouit et que les cœurs battent plus joyeusement, c’est le pire temps pour un prisonnier; le meilleur pour lui est quand il pleut à verse, ou que la tempête fait rage avec la neige. » Un autre poète, détenu aussi, mais dans des circonstances bien autrement lugubres, Roucher, écrivait à sa fille en avril 1794 de sa prison de Saint-Lazare : « Tu ne connais pas tous les élans de mon âme vers la liberté depuis le rajeunissement de la nature. J’ai supporté avec le courage d’un stoïcien la captivité pendant les six mois brumeux, neigeux et pluvieux qui ont passé sur ma tête en prison. Ce courage ne m’a point abandonné; mais à mon insu et malgré moi ma pensée me quitte à tout moment, et, quand je la retrouve, c’est au milieu des jardins et des campagnes dont je ne jouis pas. »

Reuter était à Glogau depuis six semaines quand on lui annonça qu’il allait partir. Il se mit en route par un froid très vif; enfermé dans une mauvaise voiture, il parcourait le pays entre deux gendarmes, en butte aux propos injurieux des habitans, qui le traitaient en malfaiteur. Il passait la nuit dans les villages, le plus souvent à l’auberge. Tandis que les gendarmes se reposaient et buvaient dans la salle commune, il demeurait dans une chambre à part, flanqué de deux bourgeois désignés par le landrath pour le