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naître ; mais ce sentiment se changea bientôt en une sympathie marquée. Il ne s’agissait pas ici en effet d’une célébrité de convention, d’un auteur de pastiches plus ou moins réussis; rien de voulu, rien d’apprêté : c’était un esprit spontané et original avant tout. Il écrivait en bas-allemand parce qu’il pensait en cette langue. Dans la disette littéraire où l’on se trouvait, ce fut comme une surprise délicieuse. Il n’y avait point à dire, l’Allemagne comptait un écrivain de plus. Les livres de Reuter se répandirent rapidement. Les Allemands du nord comprennent aisément son dialecte, ceux qui ne l’entendaient point se mirent à l’apprendre. On publia un lexique spécial pour ses ouvrages, on en fit des lectures publiques, et les maîtres même de la science ne dédaignèrent point de lui servir d’introducteurs et de truchemens. On ne se contenta point de le lire, on s’enquit de sa personne. Ce qu’on apprit de sa vie n’éveilla pas moins de surprise et d’intérêt. Tout ici était nouveau, en dehors du convenu, et au premier abord déroutait les esprits. Ce qui avait charmé chez lui, c’était une saveur naïve, quelque chose de jeune et de primitif qui rafraîchissait les cœurs, une bonhomie fine, un bon rire clair, une sorte de sérénité saine et virile; on se le figurait volontiers dans la force de l’âge, dans la pleine maturité d’une existence heureuse et calme. Rien de moins exact : il approchait du déclin de la vie, et avait publié son premier livre à quarante ans passés. Peu d’existences avaient été plus traversées que la sienne, peu d’hommes avaient rencontré autant de mauvais hasards et de revers de fortune. Cette nature tendre et douce qui sentait si bien la poésie des choses simples et que les passions semblaient n’avoir point effleurée, c’est parmi les épreuves les plus dures qu’elle s’était trempée. Il avait langui plus de sept ans dans des prisons d’état; il avait essayé vainement de plusieurs carrières; ruiné enfin et réduit à vivre de leçons au cachet, il ne s’était mis à écrire qu’en désespoir de cause, et, devenu poète, pour ainsi dire, à son insu, il avait trouvé la fortune dans ce métier des lettres où ses pareils la rencontrent si rarement. On admira comment une telle vie avait pu développer en lui un pareil talent. Il y avait là une étude curieuse à entreprendre. Je voudrais l’essayer aujourd’hui et tracer une esquisse de la vie de Reuter avant de donner un aperçu de ses œuvres. Son nom n’est point inconnu aux lecteurs de la Revue, et ils ont pu entrevoir ici même un des côtés les plus charmans de son esprit. Les documens ne manquent point sur son compte : outre le livre consciencieux que lui a consacré un critique allemand, M. Glagau, il nous a fourni lui-même, dans ses Souvenirs de prison, des renseignemens précieux sur l’époque la plus intéressante de son existence. Je serai ainsi naturellement amené à faire connaître un des ouvrages qui ont à juste titre le plus contribué à sa réputation.