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en vogue la littérature bas-allemande, fort négligée alors, bien qu’elle eût depuis le commencement du siècle produit des œuvres estimables. Cependant les connaisseurs ne s’y trompèrent point. « M. Groth, écrivait en 1857 un critique autorisé, M. Robert Prutz, reste dans la plupart de ses poésies sous l’influence de notre culture moderne : c’est la société et les idées allemandes qu’il habille en plat-deutsch... Ceux qui l’exaltent si bruyamment ne devraient point négliger un autre écrivain qui s’est acquis par ses poésies en ce langage une célébrité hors ligne dans son pays. Je veux parler du Mecklembourgeois Fritz Reuter. Celui-là est bas-allemand dans l’âme. Sa muse est une robuste fille de campagne, de forme un peu carrée et de manières agrestes, mais brillante de santé, les membres dégourdis, qui porte autour d’elle ses yeux espiègles et malins, toujours prête au propos joyeux et à la répartie. » C’était la première fois que le nom de Reuter parvenait au grand public allemand. Le jugement était juste, mais incomplet, et M. Prutz ne signalait ici qu’un des côtés du talent de l’écrivain mecklembourgeois. L’éloge cependant ne parut point être du goût de M. Groth. Il était en possession d’un monopole, il entendait le conserver, et, dans des lettres sur le haut et le bas-allemand qu’il publia peu de temps après, il entreprit de réduire à néant la réputation naissante de ce rival qu’on lui suscitait si mal à propos. Il lui reprochait, et dans les termes les moins distingués du monde, d’être commun, trivial, réaliste, de ne rien respecter et de ne mettre en scène que des natures vulgaires. Il fait, disait-il, de notre héros Blücher le sujet d’un conte ridicule. Sa muse n’est point une belle villageoise, c’est une gardeuse de vaches. « Et ce serait là, s’écriait-il enfin, la fleur de la vie du peuple! Non, ce n’est rien qu’une écurie d’Augias de balourdises et de grossièretés. » Ces querelles de poète ne sont plus guère de notre temps, et M. Groth nous ramenait de plus d’un siècle en arrière. L’attaque cependant ne resta point sans riposte. Reuter répliqua, non pas dans son dialecte mecklembourgeois, mais dans le meilleur allemand, avec une ironie mordante et fine qui rappela le ton des fameuses polémiques de Lessing, et qui mit tout d’abord les délicats de son côté. Tout cet éclat fait autour de lui n’eut d’autre résultat que de mettre en lumière son nom, qui jusque-là n’était célèbre que dans le Mecklembourg.

On n’apprit point sans étonnement que ses livres comptaient plusieurs éditions, et que les provinces du nord saluaient en lui avec enthousiasme leur poète national. Les beaux esprits l’ignoraient encore qu’il avait conquis déjà des milliers de lecteurs. Il n’y eut d’abord que de la curiosité, une curiosité un peu dédaigneuse et défiante peut-être, dans l’empressement qu’on mit à le con-