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Je crois inutile de multiplier ces citations. Ce qui précède suffit pour montrer combien est grande chez les végétaux la variabilité des types spécifiques, et par conséquent combien il est facile de se laisser égarer ici lorsqu’on s’en tient aux considérations tirées de la forme seule. Il est évident qu’on est exposé à chaque instant à prendre pour des hybridations vraies de simples métissages[1]. Toutefois, parmi les exemples empruntés par Darwin au règne végétal, il en est un de vraiment fondé, et qui montre bien deux espèces parfaitement distinctes ayant produit de vrais hybrides qui sont restés régulièrement féconds pendant une suite déjà considérable de générations. Ce fait, unique jusqu’à ce jour, mérite d’autant plus de nous arrêter.

La patrie originelle du blé, de cette céréale dont nous ne comprenons guère en Europe qu’on puisse se passer pour vivre, n’est pas encore connue avec certitude[2]. De là sans doute est née la pensée qu’il pouvait bien n’être que le résultat de la transformation d’un ægilops, plante qui, quoique bien plus petite que nos diverses races de froment, leur ressemble beaucoup. Cette opinion est populaire en Syrie, où les Arabes désignent l’ægilops ovata sous le nom de père du blé. Elle fut soutenue vers 1820 par un professeur de Bordeaux, nommé Latapie, qui disait avoir confirmé par des expériences les observations qu’il avait faites en Sicile. C’est dans cette île, pensait-il, que la transformation s’était opérée ou bien avait été reconnue pour la première fois, et il expliquait ainsi la fable de Triptolème. Bory de Saint-Vincent accueillit assez favorablement cette idée, qui concordait si bien avec ses théories. Cependant elle était tombée dans l’oubli quand les recherches de M. Esprit Fabre, d’Agde, publiées en 1853, vinrent lui donner une importance inattendue. M. Fabre avait trouvé au bord d’un champ de blé la plante décrite par Requien sous un nom qui indiquait ses caractères intermédiaires entre ceux des ægilops et du froment[3] ; mais il l’avait vue sortir d’un épi de véritable ægilops ovata, enterré par accident. Il crut à un commencement de transformation,

  1. Cette observation me semble surtout applicable aux expériences de sir W. Herbert, rapportées par Darwin. (De l’Origine des espèces, chap. VIII, 2.) D’après cet expérimentateur, il existerait certains genres de plantes chez lesquels la fécondation serait aisée et fertile en croisant des especes différentes, tandis que les plantes fécondées avec leur propre pollen resteraient infécondes. Ces faits me semblent rappeler ceux que Darwin admet lui-même pour le croisement des races ou ceux qu’il a fait connaître sur les plantes polymorphes bien plutôt qu’aucun de ceux que tous les naturalistes rattachent à l’hybridation.
  2. Quelques voyageurs, Olivier, André Michaux, plus récemment Aucher Éloy, ont cru reconnaître le froment sauvage dans une graminée de Perse.
  3. Ægilops triticoides.