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de procéder toutes de même à la distinction et à la détermination de l’espèce et de la race. Tant qu’il s’agit seulement de l’état actuel des êtres organisés (accord d’autant plus digne de remarque qu’il n’existe guère qu’ici), tous les naturalistes pensent de même, ou du moins agissent comme s’ils pensaient de même[1]. » Ces paroles posent nettement la question, et renferment un grave enseignement. Elles nous rappellent que souvent il y a pour ainsi dire deux hommes dans le même naturaliste, selon qu’il étudie le monde organique avec la seule intention de le connaître tel qu’il est, ou qu’il s’efforce d’en scruter les origines pour l’expliquer. Elles nous apprennent que les écoles existent seulement lorsqu’on se place en dehors des temps et des lieux accessibles à l’observation, qu’elles s’effacent dès qu’on rentre dans la réalité. Alors, « de Cuvier à Lamarck lui-même, il n’y a plus qu’une manière de concevoir l’espèce[2]. » C’est que les faits s’imposent aux esprits les plus prévenus ; en présence de ce qui est, il n’est pas possible d’arguer de ce qui pourrait être. Or, à moins de supposer dans les lois générales du monde organique des changemens que rien n’indique, il faut bien admettre que les choses se sont passées autrefois comme elles se passent aujourd’hui, et par conséquent que l’espèce et la race sont de nos jours ce qu’elles ont toujours été. Pour savoir ce que sont ces deux choses telles que les ont comprises Linné comme Buffon, Cuvier aussi bien que Geoffroy Saint-Hilaire et Lamarck, interrogeons donc le présent. Lui seul peut nous éclairer quelque peu sur le passé. Comme j’ai du reste abordé cette question ici même avec détail[3], je serai bref, et insisterai seulement sur quelques considérations nées des dernières controverses auxquelles ont donné lieu quelques faits récemment acquis.


I.


D’après M. Büchner, qui reproduit ici une opinion exprimée par un éminent professeur de Heidelberg, G. Bronn, « l’idée d’espèce ne nous est pas donnée par la nature même. » S’il en était ainsi, on ne trouverait pas un si grand nombre d’espèces portant des noms particuliers chez les peuples les plus sauvages et chez nos populations les plus illettrées. La notion générale de l’espèce est au contraire une de celles qu’on ne peut pas ne point avoir, pour peu que l’on regarde autour de soi. La difficulté est de la formuler nette-

  1. Histoire naturelle générale des règnes organiques, t. III, chap. xi, 7.
  2. Isidore Geoffroy.
  3. Voyez, dans les livraisons de la Revue du 15 décembre 1860 au 15 avril 1861, la série intitulée Unité de l’espèce humaine.