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dans sa jeunesse et qu’il n’ose même plus soulever, ils pâlissent devant la fortune qui leur sourit. L’effort les effraie, l’action les fait reculer, l’idée de gérer leurs affaires par eux-mêmes les confond : ils sentent qu’ils ont reçu pour jamais l’empreinte de la servitude.

Où est Tacite, l’historien ému, l’honnête patriote, le grand peintre qui avait retracé l’agonie suprême de la liberté ? Son récit est perdu, malheureusement pour la postérité, qui y trouverait un enseignement si clair et si philosophique qu’elle pourrait s’y reconnaître elle-même comme dans un miroir et y chercher le remède ou la consolation de ses propres plaies. Ajoutons, pour comprendre cette époque, que les Romains avaient toujours été sanguinaires, que, même sous la république, leurs guerres civiles avaient été aggravées par les proscriptions, et que sous les empereurs ces proscriptions avaient été plus atroces encore. Il y avait donc eu une effrayante moisson d’hommes. Le sénat avait été renouvelé deux fois, par César, puis par Auguste ; Tibère et Caligula y avaient fait de tels vides que leur successeur allait être forcé de le recomposer encore. On devine ce qu’était une aristocratie politique choisie par la main du maître, et ce qu’elle valait.

L’ordre des chevaliers avait été décimé dans la même proportion; la plupart de ceux qui mouraient avaient été remplacés par des créatures des empereurs, par des affranchis, par des intrigans de la plus basse extraction. Leur patriotisme était à la hauteur de leur honnêteté. L’empereur Claude, au commencement de son règne, découvrit plus de quatre cents affranchis qui s’étaient glissés parmi les chevaliers romains. Quant au peuple, fainéant, corrompu, mercenaire, il était comme la meute affamée qui ne peut se passer du maître qui la caresse, la nourrit, et lui donne les plaisirs de la chasse. Tout était spectacle, même les supplices et les crimes, pour cette foule à qui le cirque et l’amphithéâtre ne suffisaient plus. Le titre de citoyen romain avait été prodigué ou usurpé avec une telle licence qu’il n’y avait plus de vrais citoyens, tandis que la conquête du monde avait fait la patrie si vaste qu’il n’y avait plus de patrie. Ainsi s’était formé cet immense désert politique et moral que masquaient la majesté des ruines et les habiles impostures du régime impérial, mais qu’un seul jour d’interrègne faisait apparaître dans son horreur. Les institutions avaient été énervées, corrompues, détruites, jusqu’à ce qu’il ne restât plus en présence que deux choses : un principe et une force. L’accord de ce principe et de cette force constituait l’empire. Le principe, c’était la volonté d’un seul homme qui était assimilé à un dieu; la force, c’était l’épée toujours tirée de soldats privilégiés, campés à la porte de Rome comme l’ennemi; en haut un maître absolu, en bas une armée permanente qui n’obéissait qu’à lui. L’empereur mort, c’est-à-dire le principe.