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tisme sincère, tranquille, sans bruit, qui n’est ni un effort sublime, ni un accès d’un jour, mais qui circule comme la sève dans un arbre vigoureux, ou la santé dans un corps bien fait.

Ceux qui aiment véritablement leur patrie, qui travaillent tous les jours pour elle, fût-ce dans la plus humble mesure, qui sont jaloux de ses intérêts, de ses institutions, de son honneur, qui la contemplent avec cette satisfaction de conscience qui est un bien-être moral, ceux-là sont capables d’être libres. Pour un tel peuple, la liberté est plus qu’une récompense, c’est une justice ; mais les peuples qui sont livrés au luxe, à la cupidité, à la mollesse, qui, pour mieux vaquer à leurs affaires privées ou à leurs plaisirs, ont abdiqué leurs droits et remis le glaive dans la main d’un seul maître, ils sauront trop tard ce qu’il en coûte, et ils voudront trop tard rejeter une servitude qui n’est que l’expression de leur propre lâcheté. Après deux générations, il n’y a plus de tradition, plus d’exemple, plus de courage : les hommes mûrs sont pires que les vieillards, les jeunes gens sont pires que les hommes mûrs. La servitude est sœur de la volupté ; si elle n’a pas les mêmes causes, elle produit les mêmes effets. Sur ce lit plein d’éclat et de charme où l’on s’étend, les articulations se nouent, les muscles perdent leur ressort, les reins se brisent. Quand le danger apparaît plus tard, il n’est plus possible de se relever ni d’agir. En vain on se retourne, en vain on appelle d’autres forces à son secours, il n’y a plus de secours, il n’y a plus d’appui, il n’y a plus d’armes. L’égoïsme du maître, égal à l’égoïsme de ceux qui lui ont jeté le fardeau de leurs devoirs et de leurs droits, a agi avec une puissance formidable. Il a délié, détaché, dénaturé, dissous tout ce qui tenait à la vie politique ; les institutions qui servaient de soutien aux mœurs ont été peu à peu faussées ou supprimées. La vie administrative a pris la place de la vie politique ; une immense machine a étendu sur le pays son réseau savant, compliqué, qui absorbe tout, se substitue à tout et obéit à une seule main. Cette main, qui est celle du maître, n’a qu’à faire un geste : tous les rouages se mettent en jeu, se commandent de proche en proche et fonctionnent. Magnifique système qui charme un peuple vieilli, l’endort, le berce, l’étouffe comme le lierre étouffe le chêne qu’il paraît soutenir ! Splendeur matérielle qui cache la décrépitude morale ! Éclat trompeur qui fait oublier quelque temps à une nation le mal qui la mine jusque dans ses entrailles ! Luxe mensonger qui pare la décadence jusqu’à ce que cette décadence apparaisse incurable !

Oui, les Romains, dans la journée du 24 janvier de l’an 41, donnent au monde une leçon terrible. Ils sont libres de fait, mais impuissans à jouir de leur liberté. Semblables au vieillard qui contemple suspendues à la muraille les grandes épées qu’il maniait