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fallait écrire aux municipes voisins, s’assurer du concours de leurs magistrats. Il fallait négocier avec les prétoriens, leur offrir de grosses sommes pour rentrer dans leurs foyers, ou des terres pour former des colonies. S’ils refusaient, il suffisait de fermer les portes de Rome : le camp prétorien était hors des murs. Certes une ville qui renfermait plus d’un million d’habitans pouvait se défendre contre dix mille hommes jusqu’à ce qu’on fût en force pour exterminer ou rejeter hors de l’Italie ces tristes suppôts de l’empire.

On ne prit aucune de ces mesures. On parla, on délibéra; mais l’on se garda bien d’agir. La nuit était tombée; le sénat discutait toujours sur le Capitole quelle forme de gouvernement était la meilleure pour le bonheur du monde. Reviendra-t-on à l’empire? La république durera-t-elle? Quel bon empereur pourrait-on élire? Minucianus et Valérius Asiaticus avaient même déjà quelques partisans. Spectacle honteux et affligeant qui apprend à l’humanité ce que devient un peuple lorsqu’il a laissé briser entre ses mains tous les ressorts politiques ! — Rome en effet avait traversé trois crises de durée inégale, mais également funestes. Pendant quarante-cinq ans, sous le joug d’Auguste, elle avait été rongée par une fièvre lente, bénigne, cachée, et par une diète qui l’énervait en l’accoutumant aux douceurs empoisonnées de la servitude. Pendant vingt-trois ans, sous Tibère, elle avait été soumise au marasme, à une compression croissante qui avait achevé d’étouffer en elle la vigueur et la vie, tandis que des saignées à outrance lui enlevaient le plus pur de son sang. Pendant trois ans, sous Caligula, elle avait été en proie au délire, à la plus violente folie, à des bouleversemens furieux qui avaient achevé de dévorer sa constitution. Après soixante et onze ans de pareilles épreuves, c’est trop demander peut-être à la faiblesse humaine que de dire tout à coup, sans préparation, à un peuple avili : « Lève-toi, marche, et sois digne de la liberté. »

La liberté est le fruit des bonnes mœurs politiques, elle repose sur des institutions honnêtes; on ne la saisit pas aux cheveux comme l’Occasion que chantent les poètes grecs; il faut qu’elle soit préparée, gagnée, méritée. De même qu’on n’a point d’athlètes sans une gymnastique de tous les jours, de même qu’on n’a point de soldats capables de supporter le poids des armes et les fatigues de la guerre sans un exercice assidu, de même il faut, pour qu’un pays soit libre et garde sa liberté, une pratique régulière, une éducation politique, l’habitude de la vie civile et de ses luttes, le sentiment constant de la responsabilité et la préoccupation du bien de tous; il faut que chaque citoyen veille, pense, agisse dans la limite de ses droits et de ses devoirs; il faut que chaque cœur soit rempli par ce patrio-