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les sénateurs arrivaient; ils promettaient des vivres, des jeux, des largesses : on fit silence, et lorsque les cohortes urbaines, qui détestaient les prétoriens, entourèrent le Capitole pour protéger le sénat, aussitôt la foule d’applaudir Chéréa, qu’elle voulait massacrer un instant auparavant.

Mais les chevaliers, où sont-ils? ils courent çà et là, dans les basiliques, cachés sous les portiques. Ils s’inquiètent; de grandes affaires sont compromises, la rentrée des impôts sera difficile, leurs opérations de banque sont en danger, leurs spéculations sur les grains et les huiles peuvent échouer; ils veillent à leurs intérêts et n’ont point souci des intérêts publics.

Les sénateurs, au contraire, ont été convoqués par les consuls, non dans la curia Julia, qui rappelle le souvenir des césars, mais sur le Capitole, berceau de la grandeur romaine. A peine réunis, ils discourent, ils se comptent, ils s’exaltent, ils s’enivrent de leur propre éloquence, ils proposent et votent les mesures les plus hardies. Ils déclarent l’empire aboli, annulent les honneurs rendus aux empereurs, ordonnent de renverser leurs statues, condamnent à mort la veuve de Caligula et sa fille, à qui un centurion brise la tête contre un mur. Après ces représailles, que réclament avec le plus de fracas ceux qui portent gravée sur leurs bagues l’image de Caligula, on donne aux cohortes urbaines ce mot d’ordre pompeux : liberté; l’on croit ou l’on feint de croire que la révolution est accomplie et que la patrie est libre à jamais. Au fond, l’on n’a rien fait : les âmes. ont pris déjà le pli de la servitude et ne savent plus se porter aux résolutions sérieuses et politiques. Il fallait, non point perdre un jour entier en vaines paroles, mais agir, et surtout agir vite. Il fallait que le sénat appelât auprès de lui toutes les troupes disponibles, les cohortes des vigiles et les cohortes urbaines, qui étaient composées d’affranchis latins auxquels on aurait promis des récompenses et des honneurs militaires: il fallait appeler par une levée extraordinaire tous les citoyens aux armes, ordonner aux chevaliers d’amener leurs chevaux au Champ de Mars et les faire passer en revue par les consuls, appeler les marins d’Ostie, envoyer des ordres à la flotte de Misène, un chef sûr à l’armée d’Illyrie, qui était la plus voisine, pour la ramener contre les prétoriens. Il fallait occuper le peuple, lui rendre par l’action le sentiment de ses droits politiques, convoquer les comices, procéder immédiatement à l’élection de magistrats nouveaux selon les antiques usages. Il fallait promettre à cette multitude, gâtée par la paresse et les plaisirs, que les distributions ne cesseraient pas, et que les provinces qui avaient alimenté le fisc impérial alimenteraient désormais un fisc populaire distinct de celui du sénat. Il