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fallait aller la chercher sous le ventre même de l’animal, et que la tête seule y trouvait un abri. A peine étendus ainsi sur le sol, les hommes s’endormaient profondément, et souvent au moment de repartir il fallait les réveiller.

Depuis trente-six heures, nous marchions presque sans interruption; hommes et bêtes étaient à bout de forces. Aller plus loin, c’était compromettre la sûreté de la colonne. A quatre heures, malgré l’amer regret qu’il éprouvait d’abandonner un succès qu’il croyait déjà tenir, le colonel donna l’ordre de s’arrêter. Un pareil déboire est fréquent dans les expéditions du sud; c’est même un résultat prévu de la tactique des Arabes. Fuir toujours devant l’ennemi quand il est le plus fort, l’entraîner derrière eux dans les contrées maudites qu’ils ont nommées eux-mêmes « le pays de la soif, » profiter alors de la moindre faute, d’une trop grande dispersion de la colonne, d’un moment où ses tonneaux sont vides, pour tomber sur elle et la détruire, voilà comment ils entendent la guerre. Ils n’acceptent le combat que s’ils croient la victoire certaine ; aussi, pour obtenir sur les Arabes un succès réel, il n’y a qu’un seul moyen : il faut lutter avec eux à la course, les surprendre par une rapidité à laquelle ils ne peuvent s’attendre, et ne pas leur donner le temps de mettre en sûreté leurs troupeaux et leurs familles. C’est là ce que nous avons été sur le point de faire et ce que firent nos goumiers, montés sur leurs merveilleuses jumens. Ils continuèrent à marcher, et deux heures après nous avoir quittés se trouvèrent en face de troupeaux nombreux derrière lesquels était campé Si-Lala avec quelques cavaliers et un grand nombre de fantassins. Profitant de la surprise où les jeta la brusque apparition de nos hommes, ceux-ci lui enlevèrent 400 chameaux et autant de moutons, qu’ils nous ramenèrent le surlendemain. — Quel beau coup nous venions de manquer ! Il ne fallait pas songer à reprendre la poursuite, car nous éloigner encore des puits eût été une grave imprudence. A peine avions-nous recueilli à Bou-Aroua assez d’eau pour notre repas du soir. Dès que le convoi nous eut rejoints, une répartition consciencieuse fut faite du contenu des tonneaux. Chaque cheval eut environ quatre litres, chaque homme un litre d’un liquide fangeux que nous buvions comme une médecine en évitant d’en sentir l’odeur. Avec un biscuit, voilà quel fut ce jour-là le menu de notre dîner.

Nous n’étions pas au bout de nos souffrances, et la journée du lendemain devait être plus dure encore que la précédente, car les forces de nos chevaux diminuaient sans cesse, et la nourriture que nous leur donnions n’était pus de nature à les réparer. Dès le matin, on constata que les pauvres bêtes, moins restaurées par une nuit de repos qu’elles ne l’eussent été par un peu d’eau claire.