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par une grande et décisive conquête. L’Occident se mit entre lui et sa proie; la Russie fut vaincue et recula. Cette retraite est-elle définitive? Est-ce une abdication? est-ce un ajournement? Faudra-t-il encore une guerre de Crimée pour exclure à tout jamais la Russie de la question d’Orient dans le Bosphore et dans l’Archipel? Je ne le crois pas, pensant que la Russie en Orient a sagement déplacé son ambition. Ce qui est vrai en attendant, c’est que la question d’Orient a changé de face. Ce ne sont plus les Russes et les Turcs qui remplissent le théâtre : ce sont les Turcs, les Grecs, les Crétois, les Serbes, les Roumains; c’est l’Orient enfin et ses peuples qui débattent entre eux leurs destinées parallèles ou opposées. L’Europe est sortie de la question d’Orient, et ne permettra plus qu’aucun intérêt ou qu’aucune ambition européenne puisse y rentrer. La question d’Orient, c’est-à-dire la question de savoir à quelle puissance européenne appartiendra l’Orient ou Constantinople, qui pour l’Europe résume l’Orient, la question de savoir au profit de qui sera détruit l’équilibre européen par l’usurpation du Bosphore, cette question est finie, nous l’espérons. Au lieu de la question d’Orient, il n’y a plus que la question de l’Orient débattant ses intérêts et son avenir sous les yeux et sous le contrôle de l’Europe. Parmi ces intérêts et parmi ces avenirs, quels sont ceux qui prévaudront? Sera-ce les Turcs corrigés et civilisés? les Grecs soutenus à la fois et contenus? quelque autre population chrétienne qui ne sait pas encore le secret de son avenir? toutes questions ouvertes à la curiosité et au jugement de l’Europe, fermées et interdites à son ambition. Si l’Europe est sage et si la Providence lui est secourable, la guerre de Crimée aura été la dernière intervention guerrière de l’Occident en Orient, et la conférence de Paris de 1869 aura été la première entremise conciliatrice ou juridique. L’Europe a dès ce moment, en prenant son rôle de juge, proclamé son renoncement à tout intérêt et à toute ambition. C’est la signification la plus importante de la conférence de Paris et son plus grand avantage pour la Grèce.


SAINT-MARC GIRARDIN.