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que la victoire que l’Occident allait procurer à la Turquie n’était que le délai d’une agonie, tandis que la victoire de la Russie aurait été l’inévitable et l’irréparable subordination de tout l’Orient chrétien devant la Russie.


I.

L’histoire aura quelque peine à démêler le caractère original de la guerre de Crimée, car cette guerre s’est après coup enveloppée, comme à plaisir, dans une politique de routine; surtout la paix qui l’a terminée, la paix de Paris en 1856, a été depuis treize ans pratiquée dans un esprit de restauration ottomane qui a tout à fait altéré le sens de la guerre de Crimée et de la paix de Paris. Cette vraie politique de 1856, défigurée et obscurcie par treize ans de mauvaise pratique, je voudrais la remettre en lumière et en honneur par quelques citations empruntées aux documens du temps et commentées par quelques réflexions.

C’est dans une dépêche du 13 janvier 1854, adressée par M. Drouyn de Lhuys à M. de Moustier, qui était alors ministre de France à Berlin, c’est dans cette dépêche que se découvre pour la première fois dans les conseils du gouvernement français la politique de la guerre de Crimée et de la paix de Paris. La Prusse était alors une puissance que les roués traitaient de chimérique : elle s’en est corrigée; elle ne demandait pas à Dieu de travailler pour l’agrandir elle-même au nom de l’histoire, et elle se préoccupait très sincèrement du sort des chrétiens d’Orient. La France avait les mêmes sympathies que la Prusse, et elle avait en même temps des intérêts de politique intérieure et extérieure qui s’accordaient avec ces sympathies. Les deux gouvernemens causaient donc sur leur politique orientale avec une confiance qui cette fois ne fut suivie d’aucune duperie. L’intervention de l’Occident en Orient, telle que l’entendaient ces deux états, devait avoir pour ainsi dire deux degrés : l’intervention guerrière pour défendre la Turquie contre la Russie, l’intervention civilisatrice pour protéger les chrétiens d’Orient contre l’oppression de la Turquie. La dépêche du 13 janvier 1854 n’entend point en effet que l’appui que l’Occident est disposé à donner à la Turquie soit donné sans compensation, et la compensation que souhaite la France et dont elle s’entretient avec la Prusse n’est pas une compensation matérielle et territoriale, comme les cherchent souvent les grandes puissances; c’est une compensation plus généreuse et plus désintéressée : c’est l’amélioration du sort des chrétiens d’Orient. « Protéger et défendre la Turquie sans