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siers. Ils vous soumettent à une sorte de discipline militaire, vous font marcher à la file et attendre jusqu’à ce qu’ils aient fini de se tortiller la moustache et qu’ils soient prêts à vous laisser sortir. Tout cela est systématique; c’est peut-être nécessaire, mais ce n’est pas agréable. » Notre auteur est homme à préférer partout les allures indépendantes et désordonnées aux habitudes contraintes et bien réglées, Rencontre-t-il des lycéens en promenade un jour de fête : « Ces pauvres enfans, écrit-il, m’ont souvent fait pitié; ils marchaient toujours en ordre deux à deux, et me semblaient, avec leur uniforme d’un bleu sombre, une procession funéraire allant à un enterrement. Les amusemens, même pour les élèves les plus âgés, ont toujours quelque chose d’enfantin; ils ne jouent jamais au cricket. S’ils se querellent, au lieu de vider la difficulté à coups de poing, ils ont recours à leurs maîtres, qui apaisent les disputes. Ce système fait peut-être ce que les mères appellent de gentils garçons, il ne produit pas des hommes vigoureux. »

M. Tomes s’étonne encore que les Français soient si ignorans en géographie. A l’en croire, hors de leur « belle France, » ils ne connaissent rien ; on lui a demandé plusieurs fois, paraît-il, s’il était venu des États-Unis par terre ou par mer. Je soupçonnerais presque que ces bévues l’ont surtout frappé parce qu’elles blessaient son amour-propre patriotique. Ne pas savoir ce que c’est que l’Amérique est évidemment à son avis le comble de l’ignorance, de même qu’un provincial s’indigne si l’on ne connaît pas la capitale de son département. Au surplus, il rencontre souvent de quoi s’étonner. Nos mariages de convenance lui paraissent n’être qu’une forme légale de la débauche la plus vulgaire. Il a observé que les jeunes filles bien élevées ne sortent dans les rues qu’en compagnie de leurs parens ou d’une servante d’âge respectable. « Les jeunes gens de la ville sont assurément très corrompus, ajoute-t-il ; je ne sais si la vertu des jeunes filles est assez solide pour résister à la mauvaise influence des plus légères relations avec eux; mais je sais bien qu’aucune mère n’en veut courir le risque. »

Voilà comme on nous juge d’un point de vue américain. On surprendrait peut-être beaucoup M. Tomes en lui disant que, malgré deux années de séjour dans une ville de province, il n’a pas vu nos mœurs sous leur vrai jour, et qu’il a pris trop au sérieux les propos légers de table d’hôte. Entre lui et nous, il y a l’épaisseur de doubles préjugés, les siens et les nôtres. Pénétrer au cœur d’une société à laquelle on est étranger par la langue, la naissance ou les habitudes exige plus de temps que l’on ne pense. Combien d’hommes, et non des moins perspicaces, demeurent étrangers même en leur pays natal! Il n’est pas besoin d’aller jusqu’en Amérique pour découvrir un écrivain qui se laisse prendre aux apparences, et qui s’imagine écrire l’histoire du temps présent en enregistrant les propos du jour. Toutefois ces petits récits prennent une plus vive saveur sous une plume exotique. Nos mœurs y apparaissent déformées comme les objets que l’on regarde dans un miroir convexe.


H, BLERZY,


L. BULOZ.