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REVUE. — CHRONIQUE.

disposait à engager son pays. Qui peut dire cependant encore que cette grandeur prussienne dont il a été à un moment donné l’heureux instrument soit désormais à l’abri de toute atteinte ? Au fond, malgré bien des apparences, c’est une question de savoir si M. de Bismarck est un joueur audacieux ou si c’est un homme d’état fait pour consolider par la puissance de son esprit politique l’œuvre qu’il a entreprise par sa hardiesse. Nous ne voulons certes méconnaître ni l’énergie ni la légitimité du mouvement de transformation qui emporte l’Allemagne ; mais c’est justement la faiblesse du premier ministre du roi Guillaume d’avoir fait une œuvre prussienne bien plus qu’allemande, d’avoir saccagé l’Europe par son ambition, sans répondre entièrement aux vœux et aux aspirations de l’Allemagne, d’être arrivé aujourd’hui à ce point où de nouveaux et plus vastes conflits sont à chaque instant près d’éclater. La guerre, M. de Bismarck ne la désire pas sans doute, il ne l’appelle pas, il sent bien que la paix lui est nécessaire, et il proteste chaque jour de la pureté de ses intentions. Il veut la paix, c’est possible ; seulement il a mis la guerre partout, il a créé partout des impossibilités en faisant une Allemagne qui ne peut ni rester telle qu’elle est, ni achever de se transformer, — en procédant par la conquête, par l’annexion violente au lieu d’aider par une politique libérale aux assimilations volontaires, en suscitant autour de lui des ennemis sans les désarmer ou sans les satisfaire, et en réalité il est peut-être moins avancé aujourd’hui qu’il ne l’était il y a deux ans. C’est que M. de Bismarck a bien su conspirer pour remporter la victoire ; après l’avoir obtenue, il n’a pas su l’organiser, l’affermir, la rendre compatible avec un certain ordre européen. On l’a comparé quelquefois à Gavour ; il n’a ni le libéralisme, ni la largeur de conception, ni le coup d’œil diplomatique, ni la finesse du premier ministre qui a fait l’Italie. En agrandissant la Prusse, il a fait les affaires de son pays, il ne fait pas les affaires de l’Allemagne, parce que la conquête et le despotisme sont de dangereux instrumens pour accomplir cette transformation de l’Allemagne, qui ne peut se réaliser avec sûreté que par l’adhésion volontaire des peuples, par la liberté des institutions ; il a préparé une situation à laquelle il suffit de mettre le feu, voilà tout. À quoi est arrivé M. de Bismarck, et qu’a-t-il fait réellement depuis trois ans ? Il a tout compliqué, il n’a rien dénoué. Il a annexé à la monarchie prussienne des provinces qui étaient hier des royaumes ou des états indépendans, il ne les a pas moralement soumises. Il a pratiqué la politique qu’il résumait avec crudité quand il disait, il y a deux ans, à un ancien ministre hanovrien : « Nous ne supporterons pas la résistance, nous la briserons… Je conseille instamment à vous et à vos amis politiques de ne pas nous provoquer ; vous rencontreriez une énergie vis-à-vis de laquelle vous n’êtes pas de force. » M. de Bismarck se moquait agréablement à cette époque des procédés d’assimilation de la race latine. Le fait est qu’il a ses procédés à lui qui n’ont pas complètement réussi,