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REVUE. — CHRONIQUE.

meurer telle, elle devait être affranchie des prépotences industrielles aussi bien que des prépotences politiques. S’il est des esprits qui comprennent autrement la situation de la Belgique, c’est qu’ils ont une arrière-pensée ; ils se font une neutralité belge à leur usage, toute mélangée d’union douanière, d’union industrielle, même peut-être d’union militaire, et, le jour où ils trouvent une résistance, il leur semble que la Belgique manque à tous ses devoirs ; ils lui marquent un mauvais point, ils sont heureux de mettre un grief en réserve pour l’avenir. La Belgique cependant ne fait que rester fidèle à elle-même en défendant la position qui lui a été créée, et ce n’est pas en vérité sa faute si, aux yeux des Hercules de la polémique annexioniste, son existence libre et indépendante ressemble à une injure, à un acte d’hostilité ou à un mauvais procédé, lorsqu’elle devrait au contraire être considérée comme une garantie pour la France.

Restons dans le vrai. Certes personne n’oserait dire quel rôle la Belgique, malgré sa neutralité, peut être appelée à jouer dans les événemens qui sont encore sous le voile de l’inconnu. Ce n’est pas la loi sur les chemins de fer qui est de nature à exercer une influence décisive et à modifier sensiblement cet avenir. En quoi une fusion d’intérêts entre deux compagnies industrielles pourrait-elle favoriser une invasion, — c’est toujours le grand mot sous-entendu, — lorsqu’il suffirait de couper quelques rails, de bouleverser une voie, pour déconcerter tous les plans fondés sur ce tout-puissant et fragile moyen d’action ? En quoi la séparation systématique de deux chemins de fer empêcherait-elle l’entrée d’une armée envahissante, si la pensée d’une telle entreprise existait réellement ? En lui-même, cet incident belge n’est rien : il a fait plus de bruit qu’il ne valait, il est passé déjà comme sont passés bien d’autres incidens qui l’ont précédé, et il est douteux que le gouvernement français tienne beaucoup à le prolonger aujourd’hui ; mais il est grave parce qu’il ravive le sentiment de ces incertitudes où s’épuise l’Europe depuis quelques années, parce que c’est un symptôme de plus d’une phase politique où tout est devenu possible, où c’est peut-être d’un incident imprévu que dépend la paix universelle. On a beau pallier de son mieux les dissonances des relations actuelles du continent, cette absence totale de droit public, ce règne de la force, les animosités ou les incompatibilités qui subsistent ; on a beau s’ingénier à recouvrir cette vaste confusion d’un voile d’intentions pacifiques : il faut bien en fin de compte que le pays sache où il va, surtout au moment où il approche des élections. La vérité est que, plus les incidens se multiplient, et ils sont à peu près inévitables, plus les chances de paix deviennent précaires, et on en arrive à ce point où, quand on a gagné quelques mois, quelques semaines, on croit avoir tout gagné. Voilà l’état que nous ont légué des événemens contre lesquels les récriminations seraient oiseuses sans doute, qui n’appartiennent à l’heure présente que par les conséquences qu’ils peuvent