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manie de s’encombrer d’objets superflus se retrouve même chez le fantassin. Le soldat français a besoin avant tout de distractions, dût-il souffrir pour se les procurer.. On en voit, qui emportent sur leur dos des singes, des perroquets, des lézards. Les zouaves surtout sont incorrigibles; si on les laissait faire, leur sac servirait de base à une énorme pyramide qui s’élèverait au-dessus de leur tête, et les ferait plier sous le poids.

Au milieu de tous ces préparatifs, des nouvelles de l’ennemi nous arrivaient. Si-Hamed avait osé s’avancer au nord de Géryville, et avait attaqué à Ben-Hattab, le 16 mars, un détachement de la colonne de Colomb. 22 hommes, dont 1 officier, avaient été tués, 34 avaient été blessés. Après cet exploit, la bande du marabout était redescendue vers le sud; notre rôle était de la poursuivre et d’ empêcher sa jonction avec un autre chef insoumis, Ben-Naceur-ben-Chohra, qui tenait le Mzab avec de nombreux partisans. La colonne de Géryville devait combiner ses-mouvemens avec celle de Laghouat et interdire aux ennemis la route de l’ouest, si, comme cela était probable, ils cherchaient à se réfugier au Maroc.

Le 25 mars, le jour tant désiré du départ arriva. La colonne[1] se déroula lentement hors du camp, puis elle se forma dans l’ordre qu’elle devait conserver pendant toute la durée de l’expédition : les deux bataillons d’infanterie en colonne au centre suivis des mulets qui portaient les cacolets d’ambulance et les munitions, — la cavalerie en bataille, un escadron en tête et un sur chacun des flancs. Le convoi, malgré tous les efforts qu’on faisait pour le réunir, restait dispersé dans toute la plaine par petits groupes de chameaux. Nous partions pleins d’espoir et d’entrain : la nouvelle du malheureux combat de Ben-Hattab stimulait encore notre ardeur; c’était un petit échec que nous avions à cœur de venger. Au bout d’une heure, les officiers de la garnison de Laghouat, qui nous avaient accompagnés, s’arrêtèrent et nous firent leurs adieux. Lucrèce a dit qu’il n’y a pas de plaisir comparable à celui de voir affronter par d’autres des dangers qu’on ne partage pas. A coup sûr, aucun d’eux n’était de son avis; tous avaient les larmes aux yeux. Ce dut être pour eux en effet un instant émouvant et solennel que celui où ils virent cette petite armée s’élancer au-devant de dangers inconnus dans les vastes plaines de ce sud immense, sur lesquelles ils promenaient leurs regards inquiets sans pouvoir y découvrir autre chose qu’une ligne bleuâtre et désespérément droite qui indiquait la limite entre la terre et le ciel. Ce sentiment de tristesse, nous ne le partagions en aucune façon. Je mentirais cependant, si je ne disais qu’après

  1. Elle était composée de 1,060 hommes d’infanterie, 550 de cavalerie, 150 d’artillerie, du train, du génie, et 900 hommes du goum, en tout 2,660 hommes. Elle était suivie de 1,892 chameaux.