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se plaindre amèrement de ce que ses droits au trône avaient été indignement foulés aux pieds.

Nous jouissions ici en effet d’un double prestige. A notre titre d’Européens, qui aurait suffi pour nous attirer les respects, nous joignions la qualité de protecteurs du Cambodge, et cela nous valait de l’admiration. On savait que nous avions osé lutter contre Siam, et que nous l’avions emporté. Chacun voulait voir M. de Lagrée, le vainqueur de Phnéa-rat, dont les grands mandarins avaient entendu parler durant leur voyage annuel à Bangkok[1]. Si nous avions eu le goût de nouer des intrigues ou reçu l’ordre de préparer des annexions, il eût été facile d’exploiter les sentimens qui perçaient chez certains personnages. Telles n’étaient pas nos intentions. Nous voulions seulement profiter de notre séjour forcé à Bassac pour nous faire des amis; notre case, ouverte à tout venant, était le rendez-vous des curieux, et jamais les Laotiens n’ont abusé de notre confiance. Probes par nature, ils ont des lois qui punissent sévèrement les voleurs. J’ai eu l’occasion de les voir appliquer. Le coupable, assis par terre, le cou étroitement serré dans un étau et les membres violemment tendus en avant par des cordes raidies, reçut sur le dos dix coups de rotin, dont chacun enlevait la chair. On m’assura que la condamnation à cinquante coups équivalait à une condamnation à mort. Je le crus sans peine, voyant l’effet que dix pouvaient produire. Avant de frapper, le bourreau se recueille comme s’il était pénétré de l’importance de sa mission sociale, et s’incline profondément dans la direction du palais du roi. Une fois sa tâche finie, l’exécuteur invite le patient à se coucher sur le ventre et s’efforce avec bonté, en appuyant le pied sur les chairs sanglantes, de rendre un peu d’élasticité à ce corps contracté par la douleur. Les supplices de ce genre ne sont pas seulement réservés aux coupables. On les emploie aussi pour obtenir des aveux, et en assistant à de tels spectacles je ne pouvais me rappeler sans frémir que la question florissait chez nous il y a moins d’un siècle. Lorsqu’on retrouve, chez des peuples à bon droit tenus pour barbares, des usages admis par nos pères, comme la question ou le jugement de Dieu, que je vis aussi pratiquer à Bassac, on sent s’évanouir en soi l’orgueil de race, et l’un des meilleurs fruits qu’on retire des voyages, c’est assurément le respect de l’humanité.


L.-M. DE CARNE.

  1. Voyez le Royaume de Cambodge et le Protectorat français, livraison du 15 février.