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trouilles, concombres, accompagnés de riz à l’eau, atroce régal relevé de loin en loin par une boîte de conserves. Il était important, à notre entrée dans le Laos, de fonder notre réputation. Nous distribuâmes donc des colliers de verre, des pipes en terre et autres objets de même valeur aux personnages principaux. Le gouverneur obtint l’un des quatre revolvers dont nous pouvions nous défaire, et ce procédé généreux l’émut au point qu’il fit préparer immédiatement les barques qui nous étaient nécessaires; il nous supplia même de retarder notre départ parce qu’au jour choisi nous étions menacés de rencontrer en route un esprit malfaisant qui court sur les eaux, attire à lui les voyageurs assez imprudens pour le braver, et les engloutit dans un tourbillon du fleuve. En dépit de cette effrayante prédiction, nos Laotiens durent manœuvrer à l’heure fixée par nous, et nous quittâmes Stung-Treng, emportant nos malades. L’un était presque rétabli; l’autre, en proie au délire, paraissant sur le point d’expirer, n’avait, comme nous tous, d’autre lit qu’une claie de bambous aussi large que la pirogue, et recevait la pluie par les nombreuses gouttières qui ne tardaient jamais à se déclarer dans nos toitures en feuilles. Il se guérit cependant, et notre confiance s’en accrut.

Le fleuve continue à être d’une largeur immense; les deux rives sont en certains endroits éloignées de plus de deux lieues, et rien ne peut donner une idée de la violence de l’eau. Malgré les colossales proportions du lit qui la contient, elle se tord dans les coudes trop brusques, et bat la rive avec furie; un caïman énorme jeté contre les arbres avait été tué sur le coup, et nous vîmes son cadavre pris entre des branches et redressé presque verticalement comme celui d’un supplicié hideux. Nous suivions d’ailleurs les voies les moins larges et les plus détournées, rampant le long des îles, nous accrochant aux lianes, aux racines ou aux troncs des grands arbres. Quand un de ceux-ci était assez penché sur l’eau pour qu’il fût impossible de se glisser dessous, la flotille entière s’arrêtait, et l’équipage travaillait sans relâche jusqu’à ce que cet obstacle fût tombé sous les couteaux. Il aurait été périlleux en effet de s’écarter de la rive; la barque eût été emportée comme un fétu par la violence du courant.

A partir de Stung-Treng, le désert se fait sur les rives. Pas une case n’indique la présence de l’homme. Le fleuve et la forêt sont intimement unis l’un à l’autre, et l’on n’entend que le bruit du vent dans les hautes branches des arbres ou le mugissement des eaux autour des racines. Quelques rares montagnes se montrent de loin en loin à l’horizon, et nous distinguons même bientôt les collines de Khon. Les îles se multiplient à l’infini; nous avançons lentement