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davantage pour lui attirer les respects. Il mit le comble à sa fortune en se faisant bonze, acquit en cette qualité la confiance de la mère du roi, et vécut comblé de friandises et d’honneurs. Sacrifiant tout cela au désir de prendre femme, il avait jeté le froc jaune aux orties, et le bonze dodu et vénéré, l’oracle savant et rare qui tranchait les cas réservés, devint un homme mal nourri et fut un mari trompé. Il continuait par habitude de chanter tout le jour les louanges de Bouddha, et, craignant qu’on ne lui volât son dieu familier, petite statuette en argent doré, il me le confia, et je le serrai dans le sac qui contenait mes piastres.

Cependant le roi Norodom ne voulut pas nous laisser partir sans donner une fête en notre honneur. Dans le hangar qui sert de salle du trône à sa majesté, des chaises rangées sur la même ligne furent préparées pour nous recevoir. Celle du roi était naturellement la plus haute. Aux premiers accords de l’orchestre, les actrices se présentèrent dans leur accoutrement ordinaire, et commencèrent un interminable ballet-pantomime accompagné de récitatifs complètement inintelligibles pour nous et psalmodiés par le chœur sur un ton nasillard. Le roi paraissait suivre avec intérêt les évolutions de ses femmes, qui s’arrêtaient souvent devant lui, et lui adressaient un salut spécial rempli de grâce sensuelle. Les danseuses accroupies élevèrent peu à peu les mains au-dessus de leur tête; leur corps, d’abord replié sur lui-même et dont un costume brillant dessinait les formes, se développa en trois secousses mesurées par l’orchestre, puis elles demeurèrent un instant agenouillées, la poitrine tendue en avant. Les costumes imitaient ceux des rois et seigneurs conservés par les sculptures des bas-reliefs; on y remarquait beaucoup d’or et de clinquant, de verre et de pierres précieuses, singulier mélange de luxe et de misère qui rappelait les théâtres de la foire. Le roi paraissait ravi, et ne put résister à l’envie de demander à son voisin laquelle parmi les actrices lui semblait la plus jolie. L’interprète, interrogé silencieusement, désigna de l’œil celle qui jouissait en ce moment des faveurs royales, et Norodom parut très satisfait de la réponse. Après les toasts et les poignées de main, usages nouveaux et familiers qui scandalisent un peu les partisans de la vieille étiquette, nous quittâmes le palais; la canonnière qui nous emporta salua de vingt et un coups de canon le pavillon cambodgien. Les misérables pièces qui composaient toute l’artillerie du roi s’efforcèrent de répondre à cette salve d’adieu, et nous entrâmes dans le grand bras du Mékong. L’instant est solennel, chacun se renferme en soi-même. Les fronts deviennent graves, les bouches muettes; mais une joie intime illumine les regards : notre voyage était commencé.