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impitoyable. Les souverains orientaux qui n’ont pas encore appris cela par expérience le devinent d’instinct, et les plus sages, ouvrant chez eux carrière aux ambitions rivales, cherchent leur salut dans cette rivalité même. C’est pour cela que la clause de notre traité qui excluait du Cambodge les autres puissances européennes irritait si profondément le roi de Siam. On conçoit donc aisément le sentiment de répugnance avec lequel les princes asiatiques accueillent les projets d’expédition dans l’intérieur de leurs domaines.

L’exploration du bassin du Mékong, préparée en 1866 par ordre du ministre de la marine et par les soins du gouverneur de la Cochinchine française, ne pouvait manquer de provoquer des suspicions de cette nature, si peu fondées que ces suspicions pussent être en elles-mêmes. Des passeports furent demandés à quatre cabinets. Celui de Pékin temporisa, essaya de nous détourner d’un voyage qui devait nous conduire dans une partie du Céleste-Empire où nous rencontrerions trop de périls; celui de Hué déclara qu’il tenait à nous cacher ses tributaires de la vallée supérieure du Mékong, uniquement par amour-propre national, ces peuplades demi-barbares ne devant lui faire aucun honneur. On a dit depuis que ce gouvernement si plein de coquetterie avait envoyé des présens aux chefs de tribus en les invitant à nous assassiner; mais ce méchant bruit n’est peut-être qu’une de ces mystifications dont la presse civilisée n’a pas le monopole. L’empire birman accomplissait la révolution pendant laquelle le siège du gouvernement avait été transporté d’Ava à Mandalay, et les ouvertures de l’amiral de La Grandière demeurèrent sans résultat. Quant au cabinet de Bangkok, sa position vis-à-vis de nous était plus délicate. Nous avions toujours évité de reconnaître les droits du roi de Siam sur le Laos. Ce prince avait d’ailleurs dans une circonstance récente trouvé commode d’affirmer qu’il exerçait sur ce pays une souveraineté purement nominale; il ne pouvait donc songer à nous en fermer l’accès par une défense formelle. D’un autre côté, un mauvais traitement de la part de fonctionnaires relevant de lui pouvait être un grief fourni à la France; il redoutait que la conquête pacifique du Cambodge ne fût une étape de notre marche en Indo-Chine, et ne pouvait se défendre de considérer le voyage projeté comme le préliminaire d’une prise de possession. Les pays où nous allions d’abord pénétrer avaient été détachés de la monarchie du Cambodge ou soumis par les armées siamoises, qui y avaient exercé d’horribles ravages; le roi de Siam n’avait sur eux d’autre droit que le droit de conquête; nous allions, en apprenant tout cela, être mis en mesure de discuter la valeur de ses titres. Il se résigna cependant, et nous donna des passeports. Il fut convenu à Saïgon que l’expédition fe-