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pide des Évangiles. Matthieu, Marc, Luc et Jean s’accordent à parler de la résurrection, nous le savons; mais pourquoi ont-ils raconté si diversement la scène de la croix? Pour l’exégèse orthodoxe, cette diversité est inexplicable, comme tant d’autres mystères devant lesquels s’incline la foi. Bossuet l’a dit, un Dieu qui se plaint, quel prodige inoui! Mais pour la critique profane, n’y a-t-il pas lieu de se demander si le Christ réel, que les Évangiles ne nous montrent qu’à travers les voiles de la légende, a eu vraiment devant le supplice et la mort le calme d’un Dieu? Pour nous qui cherchons dans les récits évangéliques la réalité historique, si difficile à démêler au milieu de tant de fictions imaginées après coup, nous croyons trouver dans les récits de Matthieu et de Marc un reflet plus vif et plus pathétique de cette réalité. Où est, sur la vie et la personne de Jésus, l’exacte vérité qui a servi de corps à la légende? Nul ne pourrait l’affirmer, à moins d’avoir la foi. Nous gardons là-dessus nos impressions, sans les donner pour des vérités acquises. En tout cas, que Jésus ait cru tout d’abord au supplice de la croix et à sa résurrection, qu’il en ait parlé ainsi que le rapportent tous les évangélistes, cela ne détruit point l’effet de la lecture du chapitre de la mort sur tous les esprits désintéressés dans la question. Telle est la thèse à débattre, thèse plus utile à la science et plus digne de la discussion de nos théologiens qu’une querelle de mots.

Nil mirari est la devise du savant; c’est, dit-on, aussi celle du sage. M. Gratry a une manière de sentir et de voir en toutes choses qui lui arrache à chaque instant des exclamations de surprise. Tout l’étonne, le révolte, le renverse chez ses adversaires. C’est ainsi qu’il a peine à se remettre de l’impression que lui cause une page de notre livre de la Religion sur la comparaison de la morale évangélique et de la morale moderne. Il faut voir avec quel emportement il dénonce à ses lecteurs la thèse vraiment surprenante que nous y développons. Il est vrai, nous jugeons la morale moderne encore supérieure à la morale chrétienne, non-seulement parce qu’elle est plus complète et embrasse tous les côtés de la vie humaine, mais surtout parce qu’elle repose sur un principe, à la différence de la morale chrétienne, fondée sur un sentiment. Là-dessus, M. Gratry se récrie et nous renvoie au Sermon sur la montagne en nous disant : « Comment pouvez-vous penser que la loi du Christ ne repose point sur la justice? »

C’est toujours la même méthode de discussion qui s’empare d’un mot pour en faire toute la base de son argumentation, sans tenir compte des développemens qui expliquent la pensée de l’auteur. Qui ne connaît les admirables chapitres du Sermon sur la montagne? Qui ne sait qu’il y est parlé de justice et des œuvres de jus-