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l’entendre autrement. Nous n’en regrettons pas moins de n’avoir ni prévu ni prévenu l’interprétation de M. Gratry. Pour peu qu’une phrase prête à double entente, c’est un signe qu’elle n’a pas toute la clarté qui est nécessaire en pareille matière et vis-à-vis d’un pareil adversaire; nous n’en croyons pas moins que notre sens est le plus naturel et le plus conforme à la construction grammaticale. D’ailleurs, pour peu que M. Gratry conservât de doute sur notre pensée, nous pourrions le renvoyer à un passage extrait d’un autre chapitre du même livré[1], où il trouvera, avec le commentaire de la même pensée, la preuve manifeste qu’il n’est ici question que du chapitre du crucifiement et de la mort.

Si M. Gratry eût abordé cette phrase avec une véritable intention critique, s’il eût cherché à s’éclairer sur la vraie pensée de l’auteur par un rapprochement très facile à faire pour lui qui a lu le livre tout entier, il eût compris qu’il y avait une tout autre thèse à débattre. N’y a-t-il point entre les témoignages des quatre évangélistes, à l’endroit de la passion, une différence sensible, si sensible qu’on pourrait presque dire qu’elle va jusqu’au contraste? Chez les deux premiers, Matthieu et Marc, on trouve la parole du jardin des Oliviers : « Mon âme est triste jusqu’à la mort; » puis la plainte de la fin, sur la croix : « Mon père, pourquoi m’avez-vous abandonné?» Rien de plus qu’un mot de triste résignation, nulle parole d’espérance, nulle allusion au glorieux avenir annoncé dans le XXIIIe chapitre de Luc. Ici la scène n’est plus la même. Au moment de la défaillance, dans le jardin, un ange apparaît pour relever le courage de Jésus, qui, sur la croix, pardonne à ses bourreaux, promet le paradis au bon larron, et meurt sans se plaindre, avec une résignation sûre de l’avenir. Quant au Jésus de Jean, ni défaillance ni plainte, ni parole de résignation, un seul mot, mot de foi et d’espérance : tout est accompli. Voilà le contraste qui m’a saisi, qui en a frappé bien d’autres, et que j’ai voulu uniquement exprimer. C’est l’horreur d’une telle situation, dans Matthieu et Marc, qui arrachait à Bossuet ces mémorables paroles : « c’est un prodige inoui qu’un Dieu persécute un Dieu, qu’un Dieu abandonne un Dieu, qu’un Dieu délaissé se plaigne, et qu’un Dieu délaissant soit impitoyable[2]. »

Comment concilier des témoignages si divers sur le même événement? Comment s’expliquer cette différence de langage et d’accent dans le récit de la grande scène finale ? Tel était le vrai, le seul problème à résoudre. M. Gratry n’en dit mot; il trouve plus d’intérêt à réfuter une thèse qui ne peut supporter la lecture la plus ra-

  1. La Religion, p. 92.
  2. Sermons de la jeunesse de Bossuet, par M. Éd. Gandar, p. 513.