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souvent chez nous a fait défaut, c’est une simple question de tempérament dont Berlioz, avec le sens critique qu’il possédait, n’a pu manquer de se rendre compte ; qu’il ait beaucoup, souffert de ce profond délaissement auquel dans sa propre patrie le gros du public le condamnait, ses découragemens, son amertume dédaigneuse, son ironie, l’ont assez prouvé. Il n’en est pas moins vrai qu’en pareil chapitre le mot d’ingratitude ne saurait être prononcé, car cette foule qui ne lui montra guère que de l’indifférence, au fond il la méprisait, et les esprits d’élite auxquels il s’adressait, cette classe de lettrés pour lesquels il semble que sa musique soit exclusivement composée, n’en ont jamais ignoré ni méconnu les beautés. La popularité ne s’acquiert qu’à de certaines conditions ; elle a ses serviteurs qui la courtisent, comme elle a ses maîtres qui la domptent. La prendre d’en bas est le fait des petites gens, la prendre d’en haut n’appartient qu’aux titans, aux Michel-Ange, aux Beethoven. Berlioz pour son malheur n’était ni des uns ni des autres. « Prince ne daigne, roi ne puis, » cette devise des Rohan pourrait s’écrire sur sa tombe. Il l’a tant ruminée qu’il en est mort.

Et cependant la part dévolue à son existence n’avait rien de si médiocre ; sa faute fut de n’en point savoir jouir : la nostalgie des hauts sommets le tourmentait, le consumait, il avait des tristesses d’Ecclésiaste. « A toute heure, je dis à la mort : Quand tu voudras ; qu’attend-elle encore ? » Ainsi parlait-il en 1865, au plein de son intelligence et de sa faculté d’action. La dernière fois que nous le rencontrâmes, c’était un soir d’automne, sur le quai ; il revenait de l’Institut. Pâle, amaigri, voûté, morne et fébrile, on l’eût pris pour une ombre ; son œil même, son grand œil fauve et rond, avait éteint sa flamme. Un moment il serra notre main dans sa main fluette et moite, puis disparut dans le brouillard après nous avoir dit ces vers d’Eschyle d’une voix où le souffle n’était déjà plus ; « Oh ! la vie de l’homme ! lorsqu’elle est heureuse, une ombre suffit pour la troubler ; malheureuse, une éponge mouillée en efface l’image, et tout est oublié. » L’allusion ainsi posée était navrante. Avait-il donc bien le droit de se l’approprier avec tant de rigueur ? Non certes, car si cette éponge humide dont parle la Cassandre antique devait en effet, du tableau de sa vie, effacer nombre de traits, d’autres subsistent et subsisteront vivaces, caractéristiques : la symphonie d’Harold par exemple, celle de Roméo et Juliette, l’admirable septuor des Troyens, et çà et là divers fragmens enchanteurs de cet oratorio de l’Enfance du Christ, dont il avait écrit le texte en même temps que la musique, et qu’il fit exécuter pour la première fois comme l’œuvre d’un certain maître de chapelle du nom de Pierre Ducré, florissant à Paris vers 1679.

Ces sortes de supercheries étaient dans le goût de l’époque. On inventait à sa propre image un personnage de fantaisie, espèce de bouc émissaire ou de colombe de l’arche, selon la circonstance, qu’on lâchait au