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chez Berlioz c’était l’homme tout entier, y compris le musicien, qui, se passionnant, évoluait. De là ces contradictions de goût, de pensée et de style. Sans prétendre le moins du monde disputer à Spontini la gloire qu’il mérite, et tout en admirant le second acte de la Vestale à l’égal de l’Enlèvement des Sabines ou du Romulus de David, je me demande comment un musicien nourri de Beethoven peut en venir à s’éprendre jusqu’à l’idolâtrie d’un pareil idéal. Berlioz avait de ces frénésies antipodiques bien autrement dangereuses pour un artiste que tous les paradoxes de l’esprit, car elles ont leur source au plus intime de son organisme, partent de ses centres nerveux, et vont le promenant en d’éternelles fluctuations. Tant vouloir rayonner nuit plus qu’on ne pense ; le talent à ce jeu-là perd sa force de condensation, et sans unité, point d’influence.

Défions-nous de l’œuvre qui ne répond pas aux visées du présent, ce qui ne vit point dans le présent n’a point d’avenir. Les hommes, quoi qu’on en dise, ne se transforment pas si radicalement que la génération qui nous succédera doive nécessairement adopter avec enthousiasme les choses que la nôtre aura conspuées. Où donc est-il dans l’histoire de la musique le compositeur qui, n’ayant rien valu pour son époque, a tout mérité de l’avenir ? Mozart meurt à trente-six ans reconnu de l’Allemagne entière. Voyons-nous que les contemporains de Beethoven aient absolument nié son génie ? Tout au plus aurait-on le droit de nommer Sébastien Bach. C’est en effet seulement de nos jours, c’est-à-dire un siècle après sa mort, que sa gloire a trouvé son plein, et encore dans les livres et les articles de journaux, car pour ce qui regarde le simple don de plaire et de charmer, je doute fort que l’immortel classique l’exerce à l’heure qu’il est beaucoup plus sur nous tous tant que nous sommes qu’il ne l’exerça jadis sur ses contemporains, et là-dessus je m’en réfère à l’opinion médiocrement académique, mais très sincère de Rossini, qui, lorsqu’il causait de tout en robe de chambre, vous disait volontiers : « Dix minutes de Bach c’est sublime, mais un quart d’heure c’est crevant ! Il Ajoutons que maître Sébastien, pour n’avoir peut-être pas joui sa vie durant de l’immense renommée que la postérité lui a faite, n’en fut pas moins un très grand organiste et compositeur aux yeux de sa génération. Et M. Wagner lui-même, est-il donc tant cet homme de l’avenir qu’il le proclame ? Oui, peut-être dans ses livres, où, pour mieux duper son monde, il commence par se duper tout le premier, non dans ses opéras, qui déjà ont trouvé leur public.

Ce que je dis de l’auteur de Tannhäuser s’applique également à Berlioz, et dans ce procès que nous faisons à son œuvre, pas n’est besoin de remettre à quinzaine, en d’autres termes d’en appeler à la postérité pour le prononcé du jugement. Les belles choses qu’il a pu composer ont eu de son vivant le retentissement qu’elles méritent. Que l’Allemagne ait mis à les reconnaître, à les acclamer un empressement qui trop