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épris d’une jeune tragédienne étrangère, la Juliette et l’Ophélie d’une troupe de comédiens anglais qui jouait Shakspeare aux applaudissemens de toute la jeunesse parisienne. S’il est vrai, comme dit Goethe, que la poésie soit une délivrance, c’est dans sa. première symphonie, intitulée Épisode de la vie d’un artiste, que Berlioz s’est délivré de toutes les agitations, de tous les rêves, de tous les délires factices ou réels dont cette passion l’enfiévra. Lorsqu’après une assez longue absence il revint, la fière demoiselle se laissa fléchir, et il l’épousa.

En 1831, il fit exécuter sa symphonie au Conservatoire. Lui-même conduisait l’orchestre ; le dernier morceau terminé, comme ses amis s’empressaient pour le complimenter, un homme pâle et d’une maigreur de squelette, avec de longs cheveux noirs gras, un nez crochu et des yeux d’oiseau de proie, perça la foule, et d’une voix presque mourante : « Vous commencez, lui dit-il en l’embrassant) par où l’autre a fini. » Cet homme, c’était Paganini ; l’autre, celui auquel il faisait allusion, était Beethoven, et Berlioz en rentrant chez lui recevait un pli renfermant un bon de 20,000 francs sur la maison de Rothschild, que sa nouvelle connaissance le priait d’accepter en témoignage de sa parfaite admiration. Il y a des êtres que le fantastique accompagne partout, ce Paganini, par exemple, qu’on disait alors si avare, et qui, de l’air d’un personnage d’Hoffmann, vient là généreusement et le plus délicatement du monde mettre sa bourse à la disposition du talent aux prises avec les difficultés les moins fantastiques de l’existence. À cette première œuvre, d’autres bien autrement remarquables à divers titres devaient succéder avec le temps : j’ai nommé la symphonie d’Harold, celle de Roméo et Juliette, la Symphonie funèbre pour les victimes de Juillet, la Damnation de Faust, les ouvertures de Waverley, du Roi Lear, de Rob-Roy, du Carnaval de Venise, une Messe, trois opéras, Benvenuto Cellini, Béatrice et Bénédict, les Troyens, enfin, parmi tant d’autres compositions vocales et instrumentales d’une importance moindre, l’orchestration de l’Invitation à la valse, de Weber, et les récitatifs ajoutés au Freyschütz lors de la mise en scène du chef-d’œuvre à l’Académie royale de musique.

L’Allemagne devint tout de suite une patrie pour Berlioz, et cette fois encore ce fut Weimar qui prit l’initiative. Une œuvre de première jeunesse, écrite alors qu’étudiant la médecine il chantait dans les chœurs au Théâtre des Nouveautés, l’ouverture des Francs Juges, enlevée d’enthousiasme par l’orchestre, produisit sur le public un effet électrique. A dater de ce temps, il se mit à promener sa musique par l’Europe entière, visitant tour à tour l’Allemagne, l’Angleterre, la Russie, improvisant à chaque étape de ces voyages des compagnies instrumentales qu’il échauffait aussitôt de sa propre flamme, car jamais pareil chef d’orchestre ne se verra, par cette raison toute simple qu’en faisant ce